L’actualité vue par François Cheng

Ecrivain et historien de l’art

Le Journal des Arts

Le 20 novembre 1998 - 906 mots

Déjà auteur de nombreux ouvrages sur la poésie et la peinture chinoises, François Cheng vient de publier successivement un roman, Le dit de Tianyi, et un livre d’art consacré au peintre Shitao, respectivement couronnés du Prix Fémina et du Prix André Malraux. Il commente l’actualité.

Le personnage de votre roman est un Chinois qui, en Europe, a la révélation de l’art occidental. Inversement, est-ce que les nombreuses expositions d’art asiatique à Paris, et plus particulièrement celle du Grand Palais, sont de nature à apporter aux visiteurs une telle révélation ?
On connaît la théorie mais on souffre de ne pas connaître son incarnation. Prenons un exemple : tout le monde connaît Shitao mais personne n’avait vu sa peinture. Par ailleurs, beaucoup de peintres contemporains ont été influencés par l’art chinois, comme Alechinsky, mais il n’était pas question pour lui d’aller en Chine. Michaux aussi a subi cette influence. À chaque fois, la rencontre s’est faite à l’occasion d’un voyage ou par l’intermédiaire de reproductions. Cette exposition offre aujourd’hui la chance d’un contact direct. La plus grande collection de peinture chinoise se trouve à Taipei, même si une partie est restée en Chine et, jusqu’à maintenant, pour des raisons historiques, elle avait privilégié les États-Unis. Il y a près de quarante ans, il y avait déjà eu une première grande exposition, avant celle de l’an dernier à New York. Hors de ces deux événements, les collections n’étaient jamais sorties de Taiwan.

Mais un amateur d’art occidental moyen peut-il réellement apprécier cet art, s’il en ignore l’arrière-plan théorique ?
Il y a une conception cosmologique qui sous-tend cette vision du monde. Les Chinois ont une conception unitaire et organiciste de l’univers. Tout se relie comme dans un immense corps grâce au souffle primordial. Alors qu’en Occident, on croit que l’homme est en face de tout cela. Ainsi s’explique la connivence de l’homme avec la Nature. Il y a toujours ce va-et-vient, ce n’est jamais un sujet en soi en train de contempler un monde objectif pour le reproduire. C’est pourquoi le vide a une telle importance dans la peinture chinoise ; dans ce vide circule le souffle qui relie les êtres. Le spectateur est invité à entrer dans le tableau : il est le regardant mais, en même temps, il fait partie du paysage. L’homme n’est pas noyé dans le paysage, il en est le point nodal. Tout procède de lui.
Cézanne avait compris que le vrai tableau est un va-et-vient de vie entre lui et la montagne Sainte-Victoire. Il ne cherche pas seulement à reproduire comme Courbet ; mais ce n’est pas non plus une projection subjective de lui-même. Parce qu’il a atteint ce degré d’équilibre entre réalisme et subjectivisme, un tableau de Cézanne émeut même les Chinois. Par sa modernité, Shitao est un des peintres grâce auxquels l’Occidental peut accéder à cet art. L’art chinois ne décrit pas, il cherche à atteindre la chose elle-même par un trait. Un trait, c’est déjà une forme, un rythme, une teinte. Vous savez, en Occident, il y a une tradition qui a été remplacée par la photographie, tandis que la Chine n’a jamais connu cet art qui serait remplacé par la photographie. Dès le début, il s’agit d’atteindre l’essence des choses. Des grands peintres comme Poussin ou Cézanne ont eux aussi approché la nature fidèlement, mais ils ont introduit une notion de structure qui offre une possibilité de rencontre avec la Chine.

Des artistes attaqués par le Front national pendant la dernière campagne des régionales ont décidé de le poursuivre en justice. Cela vous paraît-il être le meilleur moyen pour un artiste de lutter contre les extrémismes ?
L’art peut éveiller une conscience. L’artiste, comme Goya ou Picasso avec Guernica, peut prendre en charge les tragédies humaines mais les transformer grâce à une vision. Si vous décrivez crûment, cela impressionne sur le moment, puis passe. Un poète peut parler plus directement, plus crûment. Il y a une conscience de chacun vis-à-vis de la gravité d’un problème, et il y a une exigence de l’art. Comment concilier ces deux termes ? Tel est le problème.

Comment jugez-vous les débats enflammés autour du PACS ?
La France devrait être le pays le plus généreux de la terre. Elle est au cœur de l’Europe, elle n’est pas le Paraguay ou l’Albanie. Elle ne peut pas cultiver son petit provincialisme dans son coin, ce serait contre sa nature. C’est un peuple d’une intelligence vive mais, quand cette intelligence est utilisée au service d’une cause pervertie, cela atteint des proportions extraordinaires. Dans d’autres pays d’Europe, les extrémismes n’atteignent pas ce degré de formalisation, de théorisation. En Asie, si la Chine n’est pas en paix, l’Asie n’est pas en paix. Ici c’est la même chose, si la France régresse, l’Europe régresse, et l’humanité avec. La France, en raison des nombreuses influences qu’elle reçoit, est obligée, à chaque époque, d’effectuer une synthèse. Les petits pays n’ont pas besoin de cela, ils sont toujours pareils à eux-mêmes. “La France est un creuset où l’on devient français”, disait Valéry, qui était d’origine italienne.
Si Hugues Capet avait été comme Le Pen, la France serait encore l’Île-de-France. Les extrémistes sont fiers de la France, mais celle-ci n’a pas été faite par des gens comme eux. Si votre éthique est fondée sur l’exclusion, quand vous aurez chassé tous les étrangers, vous allez vous exclure les uns les autres, car il y a toujours plus faible que soi. Les Français doivent comprendre cela.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°71 du 20 novembre 1998, avec le titre suivant : L’actualité vue par François Cheng

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