Libeskind refuse de « combler le vide »

Le Journal des Arts

Le 4 décembre 1998 - 1061 mots

Citoyen américain originaire de Pologne, Daniel Libeskind, 52 ans, est en passe de devenir l’architecte officiel des musées commémorant la persécution des Juifs. Son Jüdisches Museum vient d’être inauguré à Berlin, même si les œuvres n’y prendront place qu’en 1999 ; la Felix Nussbaum Haus – créée en hommage au peintre juif allemand mort durant l’Holocauste – a ouvert ses portes cet été à Osnabrück ; enfin, le Jewish Museum de San Francisco l’a récemment choisi pour réaliser une annexe dans un bâtiment datant de 1905. Ce projet de 30 millions de dollars (environ 168 millions de francs) sera la première œuvre sur le territoire américain de Daniel Libeskind, pourtant professeur à l’Université de Californie. Par ailleurs, l’architecte a également été sélectionné pour les extensions du Victoria and Albert Museum, à Londres, et de l’Imperial War Museum, à Manchester. Interrogé par notre correspondant à New York, il explique le lien entre architecture et mémoire.

Le Jüdisches Museum vous a donné du fil à retordre. Le projet a failli être abandonné en 1991, et des groupes néo-nazis menaçaient de dynamiter le site. Quelle a été votre motivation ?
Construire un musée juif en Allemagne. Même s’il est en partie financé par le gouvernement de Berlin, ce n’est pas un musée local. Avec la réunification allemande, il atteint une portée nationale, voire européenne. Le défi de ce projet est d’observer ce que devient une histoire très ancienne – les Juifs arrivent en Allemagne dès l’Empire romain – après l’Holocauste, ce ravage total qui a radicalement changé le pays. Il faut penser aussi en termes contemporains : la communauté juive est en expansion ici. Nombreux sont ceux qui ont quitté l’ex-Union soviétique pour venir s’installer dans cette région.

Quels autres aspects que la simple commémoration de l’Holocauste désirez-vous montrer ou incarner avec ce bâtiment ?
Je veux rappeler que, derrière l’histoire visible de Berlin, derrière ce que l’on voit aujourd’hui, il y a aussi des structures invisibles qui font partie de notre héritage. Par son architecture, ses volumes, sa lumière, le bâtiment doit permettre de déployer cet héritage afin de mieux le comprendre.

Comment raconter cela à Berlin, où les musées sont souvent des constructions impériales qui évoquent une autre histoire de la ville ?
Pour le concours, le cahier des charges proposait d’accéder au musée en passant par le Berlin Museum, un bâtiment baroque du XIXe siècle, puis par l’ancien Palais de justice prussien, également baroque. Plutôt que relier les deux édifices par une passerelle, comme c’est souvent le cas, j’ai choisi de créer un passage qui traverse le bâtiment ancien puis s’enfonce en sous-sol. Je veux ainsi montrer que l’histoire baroque de la ville – façonnée par de grands Berlinois tels que Moses Mendelssohn, Hegel, Lessing ou encore Schinkel – appartient à un vaste héritage qui comprend l’intégration et l’assimilation des Juifs, mais aussi la fin tragique de cette intégration : l’Holocauste.

Quelle est la part des espaces d’exposition et des espaces symboliques dans le Jüdisches Museum de Berlin ?
Il est impossible de comprendre l’histoire des Juifs de Berlin, des Juifs d’Allemagne et des Juifs d’Europe simplement à partir d’objets. Les rares qui sont parvenus jusqu’à nous témoignent par accident, pour ainsi dire. Il manque quelque chose, et cette absence n’est autre que la dimension juive de la vie dans cette ville et dans ce pays. Aussi l’une des structures du bâtiment est-elle le vide, le néant, mis en scène par un éclairage naturel zénithal très théâtral, à quelque 27 mètres de hauteur. Les objets ont beau essayer de combler le vide à Berlin, ils ne peuvent pas l’éradiquer : la matière ne suffit pas à combler le vide.

C’est l’idée que transmet votre projet Sachsenhausen, sur le site d’un ancien camp de concentration en Allemagne ?
Il y a près de cinq ans, j’ai été invité à participer à un concours à Oranienburg, pour créer 8 000 à 10 000 unités de logement sur le site d’un ancien camp de concentration, au cœur de la ville. J’ai expliqué qu’il était impossible de le supprimer pour y construire des maisons. À la place, je proposais des ateliers où les gens pourraient acquérir de nouvelles connaissances pour mieux s’intégrer dans la nouvelle Allemagne. Cinq ans après ma disqualification pour ne pas avoir respecté le cahier des charges, la ville d’Oranienburg et l’État de Brandebourg ont finalement adopté mon projet. Mais ma démarche n’est pas toujours comprise, et de nombreux architectes l’ont condamnée. Pour moi, tout en apportant de l’espoir, il est capital de ne pas effacer ce qui était là en premier lieu.

Il y a quinze ans, on comptait une dizaine de musées juifs aux États-Unis. Aujourd’hui, il en existe soixante, et pas uniquement aux États-Unis, mais aussi en Europe où l’on construit beaucoup de nouveaux musées. Comment expliquez-vous cette explosion ?
Je pense qu’il faut beaucoup de temps pour réellement prendre conscience de l’Holocauste. Cette prise de conscience commence tout juste à émerger. Quelle est l’importance de la contribution juive ? Qu’est devenu le monde après avoir perdu six millions de personnes – des ouvriers, des hommes d’affaires, de science, de lettres, des arts... – avec leurs idéaux et leurs pensées ? Une telle réflexion n’est pas passagère ; elle va prendre de l’ampleur.

Pourquoi avez-vous accepté le projet de San Francisco, qui est de bien moindre ampleur que vos autres projets ?
Ma Felix Nussbaum Haus, à Osnabrück, est également un petit musée dans une ville allemande catholique très conservatrice, une ville où l’architecture moderne est pratiquement inexistante. Ce n’est pas une question de taille. Ce qui prime dans un projet, c’est le thème et la signification culturelle. En ce qui concerne l’extension du Jewish Museum de San Francisco, je trouve merveilleux, après avoir travaillé en Allemagne, de réaliser un projet entièrement tourné vers l’avenir.

Peut-on établir une comparaison avec l’Imperial War Museum ?
Ce musée va donner un nouveau souffle à un quartier de Manchester qui a un potentiel énorme, tout près du stade de football de Manchester United. Malgré son nom, il ne s’agira pas uniquement de raconter la guerre et d’exposer des navires, des avions et des uniformes, mais de montrer comment des villes comme Birmingham et Manchester – avec leurs populations très hétérogènes venues d’Afrique, d’Asie, de l’Inde et du reste de l’Europe – ont été impliquées dans les conflits qui ont ponctué le XXe siècle et se répercuteront au XXIe siècle.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°72 du 4 décembre 1998, avec le titre suivant : Libeskind refuse de « combler le vide »

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