Jean-Luc Godard, Histoire(s) du cinéma

Par Alain Cueff · Le Journal des Arts

Le 4 décembre 1998 - 685 mots

Avec ces Histoire(s) du cinéma, Jean-Luc Godard s’est livré à un singulier exercice de translation : faire un livre d’un film, fixer des images et des mots sur l’espace de la page. À mi-chemin entre le traité et le collage, l’entreprise de l’auteur de Pierrot le fou est évidemment inclassable.

Jean-Luc Godard, critique de cinéma dans les années cinquante, employait une prose classique, presque académique, précautionneusement provocatrice. Voilà une quinzaine d’années, revenant avec un nouveau “vrai” film dans les salles obscures, Jean-Luc Godard avait entièrement conçu un numéro spécial des Cahiers du Cinéma où il expérimentait le procédé utilisé dans la présente publication. Des images de ses propres films, de ses maîtres ou amis, des commentaires parfois hermétiques, parfois littéraux, une mise en page intrigante contribuaient à une démonstration qui, alors, bénéficiait d’une certaine gratuité. Le cinéaste offrait sans calcul ses différents profils, ses multiples activités dans une sorte de capharnaüm qui ne visait à produire aucune preuve. Dans ces Histoire(s) du cinéma, le propos est devenu plus systématique mais aussi plus ambitieux, à la fois par l’objet qu’il embrasse et par la méthode qui s’y déploie.

Le cinéma dont Godard veut ici faire l’histoire ne répond évidemment pas aux définitions habituelles qui en sont données par les esthètes ou par l’industrie. Ce n’est ni un genre ni une technique : ce serait plutôt l’écran où se cristallisent toutes les passions, toutes les guerres, tous les espoirs et les misères d’une humanité solidaire dans sa grandeur comme dans sa dérision. Écrire l’histoire du cinéma reviendrait alors à écrire celle des cent trois dernières années (c’est-à-dire depuis la première projection publique organisée par les frères Lumières en 1895). Mais, peut-on lire, “il me faut une journée pour faire l’histoire d’une seconde. [...] Il me faut une éternité pour faire l’histoire d’un jour. On peut tout faire, excepté l’histoire de ce que l’on fait”. L’historien du cinéma, cinéaste lui-même, n’a alors qu’une seule alternative : se faire l’artiste de l’histoire pour ne pas en être le fossoyeur. Et, muni de toutes les indulgences modernistes, il va non seulement détourner et amalgamer les codes, il va aussi leur donner le seul tour qui convienne en pareille circonstance, le tour elliptique où cinéma, littérature et peinture peuvent se croiser. “Une image n’est pas forte parce qu’elle est brutale ou fantastique mais parce que l’association des idées est lointaine et juste”. Ainsi, on ne pourra certainement pas reprocher à Godard un manque de cohérence entre le fond et la forme, entre son ambition et sa méthode.

Les images, traitées par ordinateur, surimposées, parfois incrustées de mots, forment avec des textes des séquences dont la polarité n’est pas toujours évidente. Les photogrammes proviennent de films ou de peintures qu’on n’identifiera pas nécessairement, pas plus qu’il n’est possible de faire la part des choses entre ce qui revient en propre à l’auteur et les citations d’écrivains indexés en vrac en fin de volume. Mais on reconnaîtra facilement les autoportraits de Godard, souvent assis, dans une pose familière, devant sa machine à écrire. Dans une autre vie, JLG serait certainement devenu écrivain. Mais, pivot de la Nouvelle Vague, peintre de la vie moderne, il a choisi depuis longtemps d’être lui aussi le premier dans la décadence de son art. Rien d’étonnant à ce que soit établi qu’avec “Édouard Manet commence/la peinture moderne/c’est-à-dire/le cinématographe/c’est-à-dire/des formes qui cheminent/vers la parole/très exactement/une forme qui pense/que le cinéma soit d’abord fait/pour penser”.

Récurrent, le spectre de la peinture (ou, comme on voudra, son phantasme) dissimule une nostalgie du style, voire du style classique, que l’embarras des richesses iconologiques et technologiques compromet irrémédiablement. Godard serait ainsi la dupe de ce qu’il a si souvent dénoncé avec un cruel humour dans certains de ses propres films. D’autant que ces richesses sont tyranniques et que, juxtaposées les unes aux autres dans une perspective toute relative, c’est-à-dire thésaurisées, elles dévorent un espace qui n’est plus celui du cinéma et n’est pas encore celui de la littérature. L’artiste reste cinéaste ; son lecteur reste fatalement un spectateur.

Jean-Luc Godard, Histoire(s) du cinéma, éditions Gallimard, 4 volumes sous coffret, 490 F. ISBN 2-07-011544-5.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°72 du 4 décembre 1998, avec le titre suivant : Jean-Luc Godard, Histoire(s) du cinéma

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