Bibliophilie

Un marché pas si surréaliste

Par Roxana Azimi · Le Journal des Arts

Le 3 septembre 2008 - 1015 mots

L’intérêt des bibliophiles pour le mouvement d’André Breton reste au beau fixe. L’engouement profite surtout aux manuscrits et livres illustrés.

« Surréalisme, n.m. Automatisme psychique pur par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. » Telle est la définition façon dictionnaire que le poète André Breton donnait du Surréalisme dans son fameux Manifeste de 1924. Torpillant l’usage abusif de la description, dynamitant l’omniscience du narrateur, Breton impose dans ce vade-mecum quelques « recettes » d’écriture. Même si l’étoile du mouvement s’est éteinte en 1966, date de la mort de Breton, elle a durablement marqué les bibliophiles. Il faudra la vente-fleuve de l’atelier Breton en 2003 pour voir le fétichisme poussé à son comble. Si cette dispersion dynamise le marché, elle ne génère pas nécessairement des prix exorbitants hormis l’enchère de 750 000 euros obtenue par le manuscrit d’Arcane 17 (1945), préempté par la bibliothèque Doucet, à Paris. « Avec un recul de cinq ans, on se dit que certains prix ont été énormes, mais beaucoup de documents se sont aussi vendus en dessous de l’estimation », observe le libraire parisien Claude Oterelo, par ailleurs expert de la vente. Ainsi, un exemplaire de tête de l’édition originale du Manifeste du Surréalisme a-t-il atteint, à l’époque, 19 000 euros. Le 20 mai chez Sotheby’s, un autre exemplaire de tête s’est propulsé à 55 000 euros. « Dans les six mois qui ont suivi la vente Breton, le marché surréaliste a progressé de 30 % », confirme un collectionneur avisé. Si la vente Breton a posé un jalon, celle, l’année précédente, de la collection Pierre Leroy avait laissé les amateurs de marbre. « Les collectionneurs n’ont pas apprécié qu’un autre collectionneur revende aussi vite. Mais il y avait pourtant des choses extraordinaires et à très bon prix », observe le libraire Jean-Claude Vrain (Paris). Sans doute le marché n’était-il pas non plus très mûr. Car, un an après l’événement Breton, les deux vacations Daniel Filipacchi en 2004 et 2005 chez Christie’s, à Paris, ont fait un vrai carton en dépit d’estimations corsées. Les livres illustrés furent particulièrement plébiscités. À cette occasion, À toute épreuve (1930), de Paul Éluard, enrichi avec les bois de Joan Miró, a été acquis par un libraire au prix de 261 250 euros. De même, Dormir dans les pierres (1927), de Benjamin Péret et Yves Tanguy, a décroché 119 850 euros. Visiblement, l’intérêt ne faiblit pas, même si le mouvement semble daté. « Il y a toujours un engouement, mais pour certains Surréalistes, pour Breton, pour Char. Je vois même un regain d’intérêt pour Aragon qu’il était difficile de vendre voilà quelques années », précise Claude Oterelo. Et d’ajouter : « Il y a aujourd’hui deux à trois nouveaux acheteurs français qui ont la stature pour devenir de gros collectionneurs. »

Le supplément reliure
Bien que certains amateurs, notamment américains, préfèrent généralement les ouvrages brochés, la reliure apporte souvent un plus au livre surréaliste. « Un exemplaire broché de la première édition française de la Poupée [1959] de Bellmer vaudrait entre 20 000 et 60 000 euros. S’il est relié par Georges Hugnet avec une reliure reliquaire, cela vaudrait 180 000 euros », souligne Thomas Bompard, spécialiste de Sotheby’s, à Paris. La définition de la reliure surréaliste n’en demeure pas moins complexe. Les orthodoxes considèrent comme « surréalistes » seulement les reliures contemporaines à la publication des ouvrages. Or ces dernières, réalisées notamment par A.-J. Gonon ou Louis Christy, sont souvent spartiates, voire malhabiles, destinées plus à protéger qu’à embellir. L’intérêt de la reliure de Suzanne Thalheimer enveloppant le manuscrit d’Arcane 17 était ainsi d’ordre plus historique et sentimental qu’esthétique. Inversement, certaines reliures postérieures se révèlent trop « parlantes » ou illustratives alors qu’elles devraient trancher avec la ligne directrice du texte. Précurseur des Surréalistes, Lautréamont disait avec justesse : « Beau comme la rencontre fortuite d’un parapluie et d’une machine à coudre sur une table de dissection. » Ce mariage incongru se perçoit dans certaines reliures photographiques réalisées par Paul Bonnet. La palme revient à L’Immaculée Conception de Breton et Éluard, présentée dans une reliure photographique de 1934 représentant une main déchiquetée sous une échappée d’étoiles, acquise pour 302 750 euros lors de la vente Leroy en 2002. Un livre cédé pour 300 000 francs lors de la dispersion René Gaffé en 1954. Autres temps, autres prix.

Adjudication insensée ?

Vrai ou faux prix ? La question se pose face à l’adjudication insensée de 3,6 millions obtenue le 20 mai chez Sotheby’s pour le Manifeste du Surréalisme et Poisson soluble, manuscrits couplés à sept cahiers d’écriture automatique. L’interrogation légitime quand l’acquéreur de cet ensemble, Gérard Lhéritier, est à la tête d’Aristophil, un fonds spéculatif sur les autographes, et fondateur d’un musée très « Walt Disney » dédié aux lettres et manuscrits. « Lorsqu’on compare avec le prix d’Arcane 17, peut-on se dire qu’en cinq ans le prix d’un manuscrit majeur de Breton est multiplié par cinq ? Non, à mon sens, cet ensemble valait 1,5 million d’euros, ce qui est déjà énorme », fulmine le libraire Jean-Claude Vrain. « C’est un vrai prix à 300 %, proteste Thomas Bompard, spécialiste de Sotheby’s. Cela faisait deux ans que le marché donnait des signaux annonçant que le prochain manuscrit présenté ferait de gros prix. Le premier signe est venu de la vente Feinsilber en octobre 2006 où le Mythe de Sisyphe, acheté pour 120 000 francs en 1991, s’est alors adjugé 404 000 euros. Un prix réalisé sans l’intervention d’Aristophil, qui n’a pas mis une seule enchère. » Et d’ajouter : « Les autographes mythiques sont passés à une autre dimension de prix. Il n’est qu’à voir le manuscrit [The Tales of Beedle the Bard] de J. K. Rowling, l’auteure de la série Harry Potter, acheté pour 1,9 million de livres sterling [2,7 millions d’euros en décembre 2007] par le site de vente Internet Amazon. L’écriture est considérée comme le mode artistique le plus émouvant et le plus direct. C’est la meilleure porte d’accès au mythe. » À chacun sa vérité.

« Etre au cœur de l’avant-garde »

Thomas Bompard, ancien spécialiste au département Livres anciens de Sotheby’s, actuel spécialiste au département Impressionniste et moderne



Le Surréalisme n’est-il pas un mouvement aujourd’hui démodé ?

La révolution ou la subversion de ce mouvement n’est plus d’actualité, mais les gens aiment la joie surréaliste. Le mouvement s’est peut-être institutionnalisé, ce qui permet à un plus large public de s’y intéresser. Le 20 mai, trois livres achetés lors de la vente Daniel Filippachi sont repassés et ont fait plus cher qu’en 2004. Le surréalisme est un mouvement intellectuel sans l’être totalement. On a l’impression d’être au cœur de l’avant-garde la plus déterminante du XXe siècle, tout en voyant de jolies métaphores illustrées par des images amusantes. Il y a la caution intellectuelle, et quelque part le plaisir d’une lecture facile. Les gens aiment les figures de l’intransigeance, mais ils n’aiment pas la difficulté.

Y a-t-il un « avant » et un « après » à la vente André Breton ?

Oui, car en 2003 toute une constellation développée autour de Breton est réapparue, comme une Arche de Noé, avec des artistes illustrant des livres de poètes ou devenant collectionneurs d’art africain. En revisitant le parcours de ces créateurs, les collectionneurs d’aujourd’hui se sentent confortés dans leur pratique. Nous ne sommes pas dans un rapport d’admiration avec les artistes surréalistes parce que, justement, ils nous ressemblent, il n’y a pas de mystère ou de zones d’ombre dans leur biographie. Les prix dans la vente Breton n’étaient pas tous surprenants.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°286 du 5 septembre 2008, avec le titre suivant : Un marché pas si surréaliste

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