Spoliations : le Centre Pompidou est accusé de recel

Cette plainte concernant un Braque s’ajoute au problème des MNR dont le sort a été discuté à Washington

Le Journal des Arts

Le 18 décembre 1998 - 1072 mots

Pour la première fois, le juge pénal a été saisi d’une affaire de spoliation mettant en cause un musée français, en l’occurrence le Musée national d’art moderne (Mnam), auquel est reprochée l’acquisition du Joueur de guitare de Braque, volé à Alphonse Kann par les nazis. Par ailleurs, une toile de Monet classée “MNR�? – Musées nationaux récupération – a été réclamée par les héritiers de Paul Rosenberg, au moment même où la question des MNR était débattue à Washington.

PARIS - Alors que la France était malmenée à la conférence de Washington, ses musées étaient la cible de nouvelles réclamations concernant des œuvres d’art volées par les nazis à des collectionneurs juifs. Les héritiers du marchand d’art Paul Rosenberg, qui s’étaient déjà distingués en demandant la restitution de L’odalisque de Matisse au Musée de Seattle, ont ouvert le ban. Présentés à Boston dans l’exposition “Monet au XXe siècle”, les Nymphéas – MNR déposé au Musée des beaux-arts de Caen – auraient été volés à Paul Rosenberg dans sa résidence près de Bordeaux, en 1941, avant d’orner le bureau de Ribbentrop, ministre des Affaires étrangères du Reich. Cette simple circonstance semble invalider les arguments de la Direction des Musées de France (DMF) indiquant, par la voix de Françoise Cachin, que l’œuvre n’ayant pas été réclamée par Rosenberg après 1945, cela signifiait sans doute qu’elle avait été vendue avant-guerre. Par quel hasard improbable, une toile cédée avant 1940 par un marchand juif se serait retrouvée dans la collection d’un dignitaire nazi, Mme Cachin ne le dit pas. De plus, les héritiers affirment posséder les preuves que Paul Rosenberg avait bien adressé une requête à la DMF, laquelle serait restée sans réponse.

Dans le même temps, Elan Steinberg, directeur exécutif du Congrès juif mondial (CJM), a apporté des révélations sur Les baigneurs de Cézanne – MNR conservé au Louvre. Gustav Rochlitz, l’un des principaux trafiquants d’œuvres d’art volées pendant l’Occupation, avait affirmé lors de son interrogatoire par les services secrets américains que ce tableau avait été saisi chez un collectionneur juif. L’étiquette au dos porte la mention “Hessel”, ce qui tendrait à prouver, selon M. Steinberg, que la toile a appartenu à Josse Hessel. Ce tableau n’a jamais fait l’objet d’une demande de restitution.

Une acquisition de bonne foi ?
À Washington, le problème des acquéreurs de bonne foi d’œuvres d’art pillées a également été débattu, au moment même où la justice française était saisie d’un véritable cas d’école. Les ayants droit d’Alphonse Kann avaient demandé l’an dernier au Musée national d’art moderne/Centre Georges Pompidou la restitution du tableau de Georges Braque, le Joueur de guitare (1914). Cette œuvre avait été achetée neuf millions de francs, en 1981, au marchand Heinz Berggruen, qui lui-même l’avait acquise en 1969 dans la vente de la collection André Lefèvre. Estimant que, contrairement à ce qu’il affirme, le Mnam savait que la toile avait été volée par les nazis dans la collection Alphonse Kann, les héritiers ont décidé de déposer “plainte contre X pour recel”. Selon eux, au moment de l’acquisition, la provenance du Joueur de guitare était connue de longue date des musées : Rose Valland, chargée de surveiller les mouvements d’œuvres d’art au Jeu de Paume sous l’Occupation, avait adressé une note de service à Jacques Jaujard, directeur des Musées nationaux, l’informant de l’échange du Braque par les autorités allemandes contre un tableau ancien. Cela prouve que “depuis 1942, les musées étaient au courant !”, souligne Francis Warin, président de l’association “En mémoire d’Alphonse Kann”. Un rapport de la DGER en 1945, signalait également la spoliation.

De son côté, le Mnam clame sa bonne foi. Alors que l’œuvre était déposée au Centre Pompidou depuis 1977, des recherches sur son histoire n’auraient été entreprises qu’après son achat, en 1981. La provenance Kann serait alors apparue en 1982, et “ce n’est qu’en 1997 [...] que peuvent être établies la présence de cette œuvre dans le lot de celles enlevées par les nazis au domicile d’Alphonse Kann en octobre-novembre 1940, puis sa cession par le marchand allemand Rochlitz à un autre marchand, probablement parisien”, affirme le communiqué de presse diffusé par le Mnam. Pourtant, la liste ERR (Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg) dressée par les nazis, attestant le vol du tableau chez le collectionneur, était entre les mains des Affaires étrangères depuis 1953.
D’après M. Warin, seul Alphonse Kann, décédé en 1948, aurait été en mesure de réclamer le Joueur de guitare. Or, “à la fin de sa vie, il était incapable de faire une revendication précise”, ce qui expliquerait qu’aucune demande de restitution n’ait été formulée par ses héritiers. Et l’absence de réaction à l’exposition du tableau en 1948, à Fribourg-en-Brisgau, sous le titre Le guitariste et sans reproduction, ne semble pas suffisante à Francis Warin pour démontrer qu’il n’appartenait plus à Alphonse Kann.

Une autre affaire est pendante entre le Mnam et les héritiers Kann, celle de la Tête de femme de Picasso. La restitution de ce tableau MNR avait été refusée en raison de preuves insuffisantes. Depuis, des documents ont été découverts qui apportent des indices supplémentaires de son appartenance à la collection Kann. Les ayants droit réfléchissent actuellement aux suites à donner à leur revendication. Ils ont par ailleurs obtenu le retrait d’un Picasso de la vente Dora Maar, et réclamé au Musée de Minneapolis la restitution d’un tableau de Léger.

Que faire des MNR ?
Reste la question du statut des MNR non revendiqués. Sur ce point, deux logiques se sont affrontées à Washington : du côté français, le professeur Ady Steg a expliqué que la commission Matteoli, dont il est vice-président, réfléchissait notamment au statut définitif des MNR. Il a souligné que “seul l’intérêt des victimes” gouvernait les travaux de la commission – qui doit rendre son rapport final d’ici décembre 1999 –, “pas celui d’une institution ou d’une organisation”. “La priorité” était donnée aux restitutions aux individus, ce qui “diffère de l’approche anglo-saxonne”, a-t-il précisé. Le Congrès juif mondial, soutenu par les États-Unis, est au contraire favorable à un règlement global ; celui-ci passerait par la vente des MNR et le versement du produit des enchères à des organisations de victimes de l’Holocauste. Cette approche ne fait pas l’unanimité dans la communauté juive. Le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) craint qu’un règlement purement financier n’occulte le nécessaire travail de mémoire et de pédagogie sur la Shoah. Dans cette optique, la création d’un musée spécial regroupant tous les MNR constituerait sans doute une bonne solution.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°73 du 18 décembre 1998, avec le titre suivant : Spoliations : le Centre Pompidou est accusé de recel

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