Réminiscences byzantines

El Greco à la lumière de sa formation crétoise

Le Journal des Arts

Le 22 janvier 1999 - 1247 mots

L’irréductible singularité du Greco (v. 1540-1614) a alimenté tous les fantasmes, et n’a cessé d’intriguer. Toutefois, depuis une vingtaine d’années, son parcours est mieux connu, grâce à l’identification d’œuvres de jeunesse peintes en Crète et en Italie, et les sources de son art mieux comprises. L’exposition organisée conjointement par Madrid, Rome et Athènes, en présentant pour la première fois ensemble des tableaux réalisés en Crète, en Italie et en Espagne, en éclaire la genèse, sous le double signe de la culture byzantine et de la peinture vénitienne.

El Greco, le surnom sous lequel ce peintre est passé à la postérité résume à lui seul le curieux brassage de cultures dont il est le produit : un article défini espagnol, et un nom italien trahissant une origine grecque. Indissolublement attaché à l’Espagne de la Contre-Réforme, le Greco est pourtant né loin des rives ibériques, à Candie, en Crète (Hêraklion aujourd’hui), avant de séjourner dix ans en Italie. Il est déjà âgé de 36 ans lorsqu’il arrive en Espagne, attiré par le chantier de l’Escorial, grand œuvre du règne de Philippe II. De Candie à Tolède, en passant par Venise et Rome, sa manière s’enrichit à chaque étape, en même temps qu’elle se singularise, donnant naissance à une de ces trajectoires étonnantes, inclassables, pour lesquelles notre siècle s’est tellement enthousiasmé. C’est à la genèse et aux multiples mutations de ce style que l’exposition du Musée Thyssen-Bornemisza nous invite à assister.

Une formation crétoise
Longtemps l’activité crétoise du Greco, né Domenikos Theotokopoulos, est restée méconnue, jusqu’à ce qu’en 1983, à l’occasion d’une restauration de la Dormition de la Vierge conservée dans une église de Syros, n’apparaisse une signature : “Domenikos Theotocopoulos a créé”. Construit sur un schéma byzantin, le panneau, première œuvre certaine du Greco, révèle néanmoins une connaissance de la Renaissance, ce qui n’est pas surprenant dans une île très liée à Venise, politiquement et économiquement. La Crète est en effet un avant-poste de la Sérénissime en Méditerranée, et un certain nombre de tableaux exécutés dans les ateliers vénitiens y ont été importés, offrant aux peintres locaux à la fois un défi et une source de renouvellement.

Dans la Dormition de la Vierge, l’abandon de la position hiératique du Christ, la présence d’architectures classicisantes ou d’un candélabre témoignent de cette sensibilité à la culture visuelle italienne. D’autres œuvres de contemporains crétois du Greco, comme Michel Damaskinos et Georges Klontzas, son maître selon toute vraisemblance, restituent l’arrière-plan artistique de ses débuts, marqué par un véritable bilinguisme pictural. Individualisation de certains personnages, introduction du mouvement, déclin du fond d’or constituent quelques-unes des caractéristiques de leur travail, auquel le Greco reste fidèle dans ses premières œuvres.

D’autres tableaux signés de cette période sont connus : Saint Luc peignant la Vierge, l’Adoration des Mages, et surtout le fameux triptyque de Modène. La découverte de ce petit autel de voyage a soulevé bien des interrogations, et son authenticité reste sujette à caution. Il marie en effet des motifs crétois à d’autres qui n’apparaîtront que plus tard dans l’œuvre du Greco. De plus, il développe une iconographie pour le moins curieuse, pour ne pas dire inédite : sur le revers du triptyque reproduit ici, les trois thèmes retenus – l’Annonciation, une Vue du Mont Sinaï et Adam et Ève – n’ont aucun rapport entre eux, tandis que les autres sujets (Allégorie du Chevalier chrétien, Adoration des Bergers et Baptême du Christ) ne sont pas moins hétéroclites. Les incertitudes pesant sur cette œuvre charnière entre la Crète et l’Italie obscurcissent la compréhension de cette période. D’autant plus que, faute notamment de commandes significatives, le séjour du Greco en Italie n’est pas très bien documenté. L’observation des tableaux peints dans la Péninsule livre tout de même quelques clés.

La couleur de Titien
Quand il débarque à Venise, la cité est au faîte de sa puissance, son patriciat est fortuné et prodigue avec les artistes, dont les plus célèbres ont pour nom Titien et Tintoret. Si le Greco était déjà arrivé à un certain degré de reconnaissance dans sa patrie, ses ambitions ne pouvaient certainement pas se satisfaire d’une clientèle aussi limitée, alors que l’Italie constituait une véritable terre promise pour un peintre.

Tout son art se ressentira de la découverte capitale de la peinture vénitienne : son passage dans l’atelier de Titien est vraisemblable, l’admiration pour Tintoret revendiquée. L’Annonciation du Prado porte la marque de Titien qui, à cette époque tardive de sa carrière, libère sa touche, construisant ses figures par empâtements lumineux. Du Tintoret, il retient les audacieuses compositions spatiales, ainsi que les corps allongés et tourmentés. Nul doute que son talent de portraitiste a également mûri au contact de ces maîtres incontestés.

En 1570, trois ans après son arrivée dans la Sérénissime, il prend le chemin de Rome, où il découvre la sculpture antique mais aussi l’art de Michel-Ange. La guérison de l’aveugle-né et Jésus chassant les marchands du temple démontrent les efforts d’assimilation accomplis par le Crétois, mais ces essais peu concluants pour maîtriser la perspective seront sans lendemain. Il garde une certaine distance avec ce qu’il voit dans la cité papale : dans les notes portées en marge de son exemplaire des Vies de Vasari, il reconnaît le génie de dessinateur de Michel-Ange, qu’il cite dans la Trinité du Prado, mais lui conteste tout talent de coloriste. Cette position intransigeante démontre a contrario l’ascendant déterminant de Titien.

Le Greco à Tolède
Ni contaminé par la pensée académique tel que peut l’incarner un Vasari, ni handicapé par les pesantes traditions d’atelier, le Greco accumule les expériences et en propose une synthèse inédite, à même de satisfaire une clientèle espagnole séduite par la sensibilité religieuse de ses tableaux, mais indifférente aux libertés prises avec le bien-peindre professé en Italie. Ses audaces iconographiques provoqueront toutefois quelques remous chez ses commanditaires officiels, le roi d’Espagne et le chapitre de la cathédrale de Tolède. El Espolio lui vaudra réprobation de ce dernier, car le visage du Christ n’est pas le point éminent de la composition, cerné qu’il est par une agglutination de visages sans corps dans un espace sans perspective ni profondeur. On reconnaît ici un trait typiquement byzantin, auquel s’ajoute un flamboiement de la couleur (le rouge de la tunique de Jésus) directement hérité de Venise. L’allégorie de la Sainte Ligue, celle qui défait les Turcs à Lépante en 1571, n’est pas non plus exempte de byzantinisme. La culture originelle du Greco s’accorde avec la réaction anti-classique qui secoue la peinture du XVIe siècle. Elle va resurgir dans son œuvre majeure, L’enterrement du comte d’Orgaz (1587) : à un registre terrestre dans lequel il fait preuve d’une attention au réel, à la psychologie des nombreux personnages portraiturés, répond une partie céleste irréelle, selon un schéma bipartite directement copié sur celui de la Dormition de la Vierge. L’analogie est renforcée par la présence d’un ange portant vers le ciel l’âme du défunt, représentée sous la forme d’un bébé. Ce tableau inaugure une dernière étape dans sa carrière : comme si sa culture grecque reprenait l’ascendant, le Greco s’affranchit de plus en plus du réel, aussi bien dans ses coloris que dans la représentation de la figure humaine. Laissant toute latitude à l’imaginaire, il se choisit au final une patrie définitive : la peinture.

EL GRECO : IDENTITÉ ET TRANSFORMATION

4 février-16 mai, Musée Thyssen-Bornemisza, Palacio de Villahermosa, Madrid, tél. 34 1 369 01 51, tlj sauf lundi 10h-19h. Catalogue en version espagnole, italienne, grecque et anglaise. Puis, 10 juin-19 septembre, Palais des Expositions, Rome, et 14 octobre-17 janvier 2000, Musée national, Athènes.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°75 du 22 janvier 1999, avec le titre suivant : Réminiscences byzantines

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