Ingres, portraitiste malgré lui

La modernité d’un peintre néoclassique

Par Nathalie Jérosme · Le Journal des Arts

Le 22 janvier 1999 - 1156 mots

Ingres, à qui l’on demandait lors de son premier séjour romain : "Est-ce ici que demeure le dessinateur de portraits" ?, aurait répondu : "Non, monsieur, celui qui réside ici est un peintre". 

Véridique ou non, l’anecdote illustre à quel point l’artiste tenait le portrait pour un genre mineur, alimentaire même, qui le détournait de projets plus ambitieux. Pourtant, il a réalisé des effigies de ses contemporains tout au long de sa carrière, de 1800 à sa mort en 1867, dressant avec acuité un panorama de la haute société du Consulat jusqu’au Second Empire. De Madame Rivière à la Comtesse d’Haussonville, l’exposition de la National Gallery à Londres donne la mesure de ce portraitiste malgré lui.

Entre Napoléon Ier sur le trône impérial, formidable figure d’un Jupiter ou d’un Dieu le père en habit impérial rouge, et Monsieur Bertin, véritable “César bourgeois” selon les mots de Théophile Gautier, les portraits d’Ingres offrent aussi bien l’histoire d’un genre en pleine évolution qu’une histoire illustrée de la société française.

Les premières commandes passées au jeune peintre, sitôt finie sa formation dans l’atelier de David, sont des portraits. D’emblée, avec son Napoléon et les trois membres de la famille Rivière, Ingres signe des chefs-d’œuvre originaux et fort critiqués, où le rendu hyper-réaliste des matières et des détails cohabite déjà avec une certaine idéalisation des attitudes. L’empereur adopte une pose frontale traditionnellement réservée aux représentations divines – qui réapparaîtra d’ailleurs dans le Jupiter et Thétis de 1811 –, tandis que Madame Rivière, avec son châle tombant en cascade, évoque quelque version féminine d’un Dieu fleuve. Un rapprochement peut-être suggéré à l’artiste par le nom du modèle.

Lorsqu’en 1806, Ingres arrive à Rome pour parfaire sa formation, l’un de ses premiers tableaux sera le portrait de son ami et peintre François Granet, présenté debout à mi-corps, comme la plupart des fonctionnaires français dont l’artiste reçoit ensuite commission : Marcotte d’Argenteuil, Joseph-Antoine Moltedo, Cordier et Bochet. Située à part pour la somptuosité de ses coloris et la sinuosité des lignes, l’effigie de Madame de Senonnes marque l’apogée de cette période romaine : Ingres y abandonne ses fonds neutres ou paysagés au profit d’un miroir qui dédouble la jeune femme et creuse un espace par ailleurs étonnamment contracté.

Face à une image aussi savamment construite, il est difficile de concevoir comment Ingres pouvait mépriser le genre du portrait. Mais il est vrai qu’à partir de la chute de l’Empire, le peintre se retrouve subitement privé de commandes et ne survit que grâce à ses croquis à la mine de plomb des membres de la colonie anglaise à Rome. Ces dessins ressemblants et incisifs ne correspondaient pas, bien sûr, à l’idéal encore très présent chez l’artiste de la “Grande peinture”.

De l’individu au type
Cependant, malgré ses perpétuelles récriminations contre le portrait, Ingres semblait tout à fait conscient de son talent dans ce domaine. Il ne rechignait pas à exposer ses plus belles réussites et prodiguait de nombreux conseils à ses élèves. “Arrêtez-vous à la pose de la tête et du corps, leur disait-il. Caractérisez la personne que vous voulez peindre [...] On ne peut être un bon artiste que si l’on se pénètre de l’esprit du modèle”.

Il est toutefois étrange de constater comme ces injonctions ne se retrouvent qu’en partie dans les portraits du maître. Les personnages ne se dévoilent pas ; les sentiments et la psychologie sont presque totalement absents, contrairement à la tradition du XVIIIe siècle et aux représentations romantiques.

Ce qui nous est révélé du modèle appartient au domaine de la caractérisation sociale, dans la lignée du portrait néoclassique. L’attitude, la pose, les habits et le cadre environnant affichent la condition et les ambitions du personnage, jusqu’à parfois symboliser une classe entière, comme c’est le cas de l’homme d’affaires et journaliste Monsieur Bertin, couché sur la toile en 1832. Tout, dans ce tableau, contribue à former une image socialement signifiante, mêlant action et pouvoir, depuis l’élégante austérité des vêtements, du mobilier et du fond neutre jusqu’au regard assuré et sévère du personnage, sa position campée qui amplifie son opulence et l’importance accordée aux mains puissantes, fermement posées sur les genoux.

Avec ce chef-d’œuvre, Ingres propose une sorte de prototype du portrait bourgeois, qui – à partir de la Monarchie de Juillet et plus encore sous le Second Empire – connaît un développement exceptionnel, intronisant une classe en plein essor. De nombreux artistes adopteront la formule, de Bonnat à Picasso avec sa Gertrude Stein. Le critique Devier avait-il en tête Monsieur Bertin lorsqu’il déclara, en 1865 : “Qu’y a-t-il dans un homme qui mérite qu’on s’y arrête ? La tête qui pense et la main qui agit. Le reste, c’est l’affaire du tailleur”.
Ou l’affaire des femmes. Comme pour le portrait masculin, Ingres a réussi à créer des “types” en matière de représentation féminine, avec ses grandes bourgeoises aux lignes sinueuses dans leur écrin d’étoffes chatoyantes et ses demoiselles aux sourcils démesurément arqués, dont le visage vu de face rappelle les madones de Raphaël. Une image idéale reprise par Chassériau et Gérôme.

Élever le réel au niveau de l’idéal
Instiller une bonne dose d’idéal dans la ressemblance, tel pourrait être le credo d’Ingres, qui n’a de cesse d’élever ses portraits vers un statut plus noble, soit par le recours direct à l’allégorie, comme dans le “portrait historique” du compositeur Luigi Cherubini couronné par la muse Terpsichore, soit par des citations artistiques ou encore une stylisation presque géométrique.
Dans sa version de 1856, Madame Moitessier reproduit ainsi la pose d’Arcadia, telle qu’une célèbre fresque d’Herculanum la représentait, tandis que la méditative Comtesse d’Haussonville pourrait, selon l’historien d’art Munhall, dériver de Madame de Pompadour par Boucher. Dans chacun de ces exemples, un miroir aux improbables reflets semble illustrer les remarques de Jean Starobinski sur le portrait, au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles : “Combien longuement ces visages se sont composés devant le miroir avant que le peintre ne compose d’après eux ! [...] L’art vient donc redoubler une réalité qui s’était déjà disposée comme un triomphe visible de l’art.”

Triomphes visibles de l’art, les portraits féminins qu’Ingres peint dans les années 1840 et 1850 se distinguent surtout par leurs effets décoratifs. Bien qu’une grande attention soit accordée aux étoffes – matières et motifs y sont méticuleusement décrits –, la ligne domine, généralement courbe. Pour la grâce d’une arabesque, il n’hésite pas à déformer le corps ou à jouer sur l’espace. L’élégante main de Madame Moitessier assise paraît invertébrée, tandis que le visage d’Isabelle Hittorff présente une perfection géométrique qu’aucun modelé intérieur ne vient perturber.

Ces expériences – auxquelles les leçons d’Holbein et de Bronzino ne sont pas totalement étrangères – sauront inspirer les artistes modernes, à commencer par Picasso.

LES PORTRAITS D’INGRES, IMAGE D’UNE ÉPOQUE

27 janvier-25 avril, National Gallery, aile Sainsbury, Trafalgar Square, Londres, tél. 44 171 747 2885, tlj 10h-18h, mercredi 10h-21h. Catalogue en anglais, avec, notamment, un intéressant texte de Robert Rosenblum, 28 livres sterling (environ 260 F).

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°75 du 22 janvier 1999, avec le titre suivant : Ingres, portraitiste malgré lui

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