Pays-Bas - Restitutions

Les Pays-Bas face aux spoliations

Heurs et malheurs de la collection Goudstikker

Par Pieter den Hollander · Le Journal des Arts

Le 8 janvier 1999 - 2220 mots

AMSTERDAM / PAYS-BAS

Si, à la conférence de Washington sur les spoliations, la France a été interpellée pour son manque d’empressement dans les restitutions d’œuvres d’art (lire le JdA n° 73, 18 décembre), les Pays-Bas ont également été mis en cause. Le journaliste Pieter den Hollander vient de publier un ouvrage relatant le sort de la collection du marchand d’art Jacques Goudstikker, qui montre que le gouvernement hollandais a refusé de rendre à sa veuve les œuvres récupérées en Allemagne, pour le plus grand profit des musées nationaux. Outre 235 tableaux de maîtres, ces derniers recèlent encore près de 3 500 œuvres jamais restituées à leurs propriétaires. Voici l’histoire de la collection Goudstikker retracée par Pieter den Hollander.

Dès le début de l’invasion nazie, le 14 mai 1940, Jacques Goudstikker, marchand d’art à Amsterdam, fuit la Hollande, laissant derrière lui la société dont il détenait personnellement la majorité des actions, une des plus remarquables de l’Europe d’alors. S’embarquant avec sa femme Desi et son fils Edo sur le SS Bodegraven, l’un des tout derniers navires à quitter le pays, il part pour l’Angleterre, où il avait déposé la totalité de ses actions ainsi qu’une vingtaine des 1 300 tableaux de maîtres anciens de sa collection. Mais les autorités du port de Douvres lui interdisent l’entrée dans le pays. Le Bodegraven prend alors la route de l’Amérique du Sud. Dans la nuit du 15 au 16 mai, Jacques, sa femme et son fils reçoivent l’ordre de descendre dans une soute du bateau. Au cours de la nuit, voulant prendre un peu l’air, Jacques monte sur le pont pour ne jamais en revenir. En cherchant à regagner la soute dans l’obscurité, il se trompe de porte et tombe dans une autre soute, haute de huit mètres. Cette chute lui est fatale. Après l’enterrement du défunt en Cornouailles, le navire change de destination et se dirige vers Belfast. À Liverpool, Desi et Edo ont la permission de descendre à terre. Grâce à l’intervention de Madame Randolph Hearst et de Joseph Kennedy, l’ambassadeur américain à Londres, ils reçoivent l’autorisation de se rendre au Canada, avant de s’installer à New York.

Une vente forcée déguisée
Entre-temps, en Hollande, la société de Jacques Goudstikker a été vendue à un banquier allemand d’Amsterdam, Alois Miedl, contrairement à la volonté de Goudstikker qui souhaitait attendre à l’étranger la fin de la guerre et voir alors ce qu’il adviendrait de sa compagnie. Ce semblant de transaction s’apparente à une vente forcée. Lorsque le Reichsmarschall Hermann Goering a vent de l’affaire, il contraint aussitôt Miedl à lui céder la totalité de la collection pour deux millions de florins, à peine le tiers de sa valeur. Puis Goering autorise Miedl à “acheter” la société et ses biens immobiliers (un château médiéval, une grande maison de campagne et un vaste immeuble de bureaux du XVIIe siècle situé sur le canal Herengracht, à Amsterdam) pour environ un demi-million de florins. Deux nouveaux contrats sont rédigés, l’un pour Goering, l’autre pour Miedl. Ces faux contrats se fondent sur une série d’assemblées générales irrégulières qui masquent la vente forcée. Ami de Goering et dépendant entièrement de sa protection car sa femme est juive, Miedl entreprend alors de devenir le plus grand marchand d’art de Hollande grâce à sa nouvelle société, la Kunsthandel voorheen J. Goudstikker NV, dont Franz Koenigs (de la collection Koenigs) était l’un des administrateurs. Utilisant le nom, la réputation et les propriétés de Goudstikker, Miedl fait prospérer l’entreprise, surtout orientée vers les dirigeants nazis et les officiers de haut rang, les membres du parti, les galeries et musées allemands. Pendant les quatre premières années de la guerre, il vend sous le nom de Goudstikker environ 4 000 œuvres d’art, la majorité d’entre elles achetées à des Juifs hollandais contraints de s’en séparer. Goering s’arroge 780 tableaux, parmi les plus beaux de la collection Goudstikker, pour sa demeure de Karinhall et le musée que Hitler prévoyait de construire à Linz. Les quelque 500 autres tableaux sont revendus à Miedl pour 1,7 million de Reichsmarks, si bien que Goering s’est approprié le meilleur de la collection Goudstikker pour environ 500 000 florins. Cet ensemble comptait de très nombreux chefs-d’œuvre de Rembrandt, Van Gogh, Vélasquez, Goya, Rubens, Bruegel, Steen, Van Ruysdael, Van Dyck, Teniers, Tintoret, Titien, Cuyp, Cranach, Bol, Bellini... Goering a gardé précieusement les maîtres anciens et vendu ou échangé les toiles impressionnistes et expressionnistes, qualifiées d’art dégénéré par les nazis.

Des restitutions oubliées
Pendant ce temps, Desi, la veuve de Jacques Goudstikker, tente de survivre à New York comme chanteuse d’opéra. Sa mère était Selma Kurz, une diva de la Vienne du début du siècle, célèbre dans le monde entier. Sans chanter aussi bien qu’elle, elle réussit cependant à obtenir des rôles, suffisamment pour vivoter avec son fils Edo, né en 1939. Issue de l’une des dix plus grandes familles de Vienne, elle se débat dans la pauvreté, mais finit par améliorer son existence en enregistrant des disques avec Bruno Walter. En 1946, Desi retourne en Hollande et découvre le sort réservé à la société de son mari. À cette époque, les Alliés avaient déjà commencé à enquêter sur ce qui est maintenant considéré comme le plus grand pillage d’œuvres d’art de l’Histoire. Grâce au Central Collection Point de Munich, le gouvernement hollandais récupère les 300 tableaux de Goudstikker trouvés dans les collections personnelles de Hitler et Goering. Selon un accord passé entre les Alliés, il doit agir en tant que gardien des œuvres, trouver les propriétaires légitimes et leur restituer leurs biens. Mais la commission chargée des restitutions nourrit d’autres ambitions : dirigée par un des meilleurs experts du pays, le Dr Ary Bob de Vries, elle veut doter les collections nationales du plus grand nombre possible de chefs-d’œuvre repris à l’Allemagne, en négligeant de les rendre à leurs propriétaires. Desi doit donc se lancer dans un pénible et douloureux procès pour récupérer ce qui lui revient de droit. Sept années de négociations n’aboutissent qu’à un pauvre compromis sur ce qu’on appelle le contrat Miedl : Desi ne récupère que des propriétés foncières, des biens de Goudstikker demeurés aux Pays-Bas et des tableaux figurant encore à la fin de la guerre dans le fonds de la société. En revanche, elle n’obtient aucun accord sur les quelque 300 tableaux revenus des collections de Goering et Hitler. Le gouvernement hollandais n’a même pas attendu la fin du procès pour commencer à vendre aux enchères les œuvres de Goudstikker récupérées et jugées inutiles à la constitution d’une collection nationale. Au moment de la vente, il n’y avait encore aucun accord sur le contrat Miedl, et rien n’était envisagé pour le contrat Goering. Évidemment, les difficultés ne manquaient pas : problèmes de fiscalité, accords à établir sur un éventuel remboursement des sommes versées par Goering lors des faux contrats, reconstitution des assemblées générales irrégulières tenues en 1940 lors desquelles a été décidée la vente de la société. Mais un examen approfondi montre que le gouvernement n’a jamais eu l’intention d’agir en véritable gardien des œuvres, qu’il a au contraire cherché à enrichir les collections de ses musées aux dépens des citoyens. Desi Goudstikker et ses avocats n’ont jamais été mis au courant de nombreux détails des procédures d’après-guerre et de l’enquête effectuée par les Alliés sur les transactions Goudstikker. En 1952, à son corps défendant, la veuve se résigne à signer un accord avec le gouvernement sur le contrat Miedl, laissant en suspens les problèmes du contrat Goering. Ainsi les musées hollandais se sont-ils retrouvés en possession de 235 tableaux signés des plus grands noms : Jacob et Salomon van Ruysdael, Jan van Goyen, Adriaen van Ostade, Gerard Ter Borch, Lucas Cranach, Antoon van Dyck, Pieter de Hooch, Hans Memling, Jan Steen. À ces maîtres flamands et hollandais s’ajoutent plusieurs italiens : Giovanni Bellini, Véronèse, Tintoret, Neri di Bicci, Giambattista Pittoni...

Révélation tardive
Edo, le fils de Desi, a pris le nom de son beau-père, Von Saher, et a grandi aux États-Unis. Après quelques années passées en Hollande, il n’a pas voulu rester dans le pays. Enrôlé dans les troupes américaines stationnées en Allemagne, il y a rencontré sa future épouse, Marei Langenbein. Ils ont vécu un certain temps en Angleterre, où ils ont eu deux filles, Chantal et Charlene, puis sont retournés aux États-Unis et se sont installés à Greenwich, dans le Connecticut. Tous les quatre ont obtenu la nationalité américaine, et Edo a assez bien réussi dans l’immobilier. Après la mort de son second mari, l’avocat August von Saher, Desi a décidé de s’installer aux Pays-Bas, où elle est morte en 1996. Edo, atteint d’un cancer, est décédé en 1997. Ni l’un ni l’autre n’avaient véritablement parlé à Marei et ses filles de l’histoire familiale, si bien que les trois femmes ignoraient qui était réellement Jacques Goudstikker et ce qu’il représentait dans la Hollande d’avant-guerre.

Les discussions internationales autour des comptes dormant en Suisse et de l’affaire de l’or nazi détenu dans plusieurs réserves nationales ont un peu plus attiré l’attention sur les pillages d’œuvres d’art par les nazis. Or, les collections nationales hollandaises recèlent encore quelque 3 750 pièces, autrefois volées par les Allemands et jamais restituées à leurs propriétaires ou à leurs héritiers. Après des articles parus dans la presse, de nouvelles recherches ont été entreprises sur les véritables propriétaires des œuvres détenues par l’État, l’objectif principal étant de vérifier si ce dernier s’était suffisamment préoccupé de rechercher les ayants droit et si, conformément à son rôle de gardien, il leur avait effectivement rendu leurs biens. Le gouvernement hollandais a alors invité les éventuels héritiers des œuvres à se manifester, leur assurant qu’au cas où aucun accord n’aurait été conclu auparavant, il leur restituerait tout ce qu’il détenait encore. Face à cette nouvelle donne, nous avons passé au crible les archives pour établir la vérité sur le cas Goudstikker et ses héritiers éventuels. À l’issue de longues recherches, nous les avons retrouvés à Greenwich. La veuve d’Edo et ses deux filles ignoraient tout de l’incroyable histoire. Elles ont pris contact avec le gouvernement hollandais qui, après recherches, finalement rejeté la demande de Marei von Saher. L’affaire Goudstikker aurait, selon lui, été justement conclue par l’accord de 1952 : les 235 œuvres d’art conservées dans les musées hollandais ne pouvaient donc leur être rendues. Les négociations secrètes entre les héritiers et le gouvernement afin de décider d’un prix inférieur à la valeur réelle – il ne s’agissait que de quelques pièces parmi les 235 œuvres réclamées – se sont soldées par un non catégorique du Premier ministre hollandais et de son cabinet : “Ce qui est fait est fait, les négociations sont closes.” L’intervention de D’Amato, membre du Congrès américain, en faveur de Marei von Saher, n’a pas davantage réussi à ébranler le gouvernement de La Haye.

Un procès inévitable
Mais, entre-temps, des recherches dans les Archives nationales de Washington et diverses archives hollandaises ont apporté tant de nouvelles preuves qu’un nouveau procès était inévitable. À l’heure actuelle, Marei von Saher demande au gouvernement de restituer les 235 œuvres de la collection baptisée “Goering” et d’établir un prix pour les pièces officiellement vendues aux enchères dans l’immédiat après-guerre. Ses avocats envisagent également une recherche approfondie sur les 500 tableaux toujours manquants, sans doute dispersés dans le monde. Certains ont peut-être abouti, en transitant par la Russie, la Suisse et l’Espagne, aux États-Unis, au Canada et en Argentine (où certains tableaux de Goudstikker passés en fraude semblent avoir été vendus pour le compte d’anciens dirigeants nazis ayant quitté l’Allemagne avant la fin de la guerre). Il y a peu, ont été retrouvés en Russie quatre tableaux majeurs de Goudstikker que le gouvernement hollandais a essayé de rapatrier. La même chose s’est produite dans l’ex-Allemagne de l’Est, où un nombre inconnu de tableaux de Goudstikker ont été découverts et réclamés par le gouvernement hollandais. Le cas sera sans doute jugé devant la Haute Cour de Justice de La Haye, au cours du printemps 1999. Il a également été cité lors de la conférence de  Washington, en décembre. Les plaignants ont suggéré au Département d’État américain et aux participants à la conférence de former un conseil d’arbitrage international pour les restitutions.

Voici la liste des peintures italiennes de la collection Goudstikker conservées au Bonnefantenmuseum de Maastricht : - Antoniazzo Romano (suiveur, Maître de la Madone de Liverpool ?), Madone avec sainte Catherine d’Alexandrie et saint Jean Baptiste, entre 1485 et 1490 - Antoniazzo Romano (cercle de), Madone, vers 1485 - Giovanni Bellini (suiveur de), Madone, seconde moitié du XVIe siècle - Bernardino Butinone, Saint (deux tableaux), vers 1480 - Bernardino Butinone, Le prophète Isaïe, vers 1480 - Giovanni da Rimini, Christ en croix, vers 1310 - Jacopo del Casentino, Sainte Lucie, entre 1325 et 1335 - Filippino Lippi (atelier de), L’adoration de l’Enfant Jésus, entre 1490 et 1500 - Andrea Mantegna (suiveur, Bernardino Parenzano ?), La mise au tombeau, dernier quart du XVe siècle - Maître du polyptyque de la chapelle Médicis, Saint Nicolas de Bari, entre 1320 et 1330 - Neri di Bicci, L’archange Raphaël accompagnant deux frères voyageurs - Neri di Bicci, L’archange Raphaël empêchant un suicide, vers 1450 - Pasqualino Veneziano, Madone, 1490-1495 - Francesco Squarcione (atelier), Madone, vers 1440 - Andrea Vanni, Crucifixion avec une Madone en médaillon, vers 1380 - Alvise Vivarini, Madone, vers 1500 - École milanaise, Portrait d’homme avec un luth, 1497

Cet article est un résumé de l’ouvrage de Pieter den Hollander, De zaak Goudstikker (le Dossier Goudstikker), éd. Meulenhoff, Amsterdam, 205 p., ISBN 90-290-57858.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°74 du 8 janvier 1999, avec le titre suivant : Les Pays-Bas face aux spoliations

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