L’actualité vue par Ruedi Baur

Graphiste, fondateur d’Intégral Ruedi Baur et associés

Par Philippe Régnier · Le Journal des Arts

Le 8 janvier 1999 - 1125 mots

Après des études de design graphique à l’École des arts appliqués de Zurich, Ruedi Baur, né en 1956, a fondé Intégral concept en 1989, aujourd’hui constitué de sept partenaires. Intégral Ruedi Baur et associés, son atelier, a créé le logotype et la ligne graphique des célébrations de l’an 2000, la signalétique de nombreux musées, comme celles du Mamco à Genève, de la Cité des Sciences et de l’Industrie à Paris ou du Centre Pompidou dans le cadre de son réaménagement. Il a publié de nombreux ouvrages, dont Constructions (1998), et est à l’origine de Architektur und Grafik qui vient de sortir aux éditions Lars Müller. Ruedi Baur est également recteur de la Hochschule für Grafik und Buchkunst de Leipzig. Il commente l’actualité.

1999 sera l’année de la mise en place de tous les projets pour la célébration de l’an 2000. Que pensez-vous de la Méridienne ou des constructions pharaoniques prévues à Londres ?
Je fais une différence entre les constructions londoniennes – pour lesquelles le terme de pharaonique me paraît juste –, et la Méridienne, qui est plus perverse : elle est à la fois gigantesque et assez démocratique. Chaque commune peut choisir d’y participer ou non, et il y aura forcément des trous. Elle est constituée d’une multiplication de petits objets, et le fait que cette intervention ne sera jamais parfaite me plaît bien. Il existe une différence entre une architecture, qui devient à la fin un monument, et puis cette ligne, qui est fragile. L’arbre peut ne jamais pousser, une mairie peut décider de ne pas en planter. J’aime bien ce projet qui me paraît à la fois gigantesque et modeste. Je pense que l’an 2000 est l’occasion de faire des choses que l’on ne peut pas faire tous les jours, et il faut en profiter. Il faut accaparer ce cap symbolique, qui n’est pas très important en tant que tel, mais en travaillant à la fois sur le gigantesque et sur le tout petit, sur le visible et sur le non visible, sur le construit et le virtuel. Il faudrait aussi une révolution de la pensée, pas seulement des monuments. Les projets pour Londres ne m’intéressent pas du tout. Ils sont vraiment dans un esprit XIXe. La notion de monument, unique, extraordinaire, appartient en tant que telle au passé. Nous avons abordé le logotype de l’an 2000 dans cet esprit. Nous avons un élément commun, mais il est évolutif. L’an 2000 est aussi, d’une certaine manière, le moment de la destruction de toute idéologie, de tout absolu. Même si l’on parle de globalité, elle est toute relative.

Que va, selon vous, apporter le passage à l’euro dans le domaine culturel ?
Un peu comme l’an 2000, ce peut-être rien, ou au contraire beaucoup. C’est une occasion, et comme toute transformation, cela dépend de la manière dont la culture est active et créative par rapport à cet événement. J’ai décidé de faire toutes mes factures en euro dès le 1er janvier. Malheureusement, cela n’a pas tant d’aspects positifs. Pour l’instant, c’est purement un symbole. Je travaille beaucoup entre l’Allemagne et la France, et les échanges financiers internationaux d’un pays à l’autre seront tout aussi difficiles en euro qu’en francs.

Les gardiens du Louvre, du Grand Palais et du Musée d’Orsay viennent de faire grève. N’a-t-on pas trop souvent tendance à construire de grands équipements culturels sans en assumer ensuite financièrement le fonctionnement ?
Les budgets de fonctionnement des grandes institutions sont des gouffres qui, malheureusement, empêchent un soutien plus important à des projets plus individuels, plus temporaires, plus spontanés. Je n’opposerais pas tellement fonctionnement et équipement, mais plutôt fonctionnement/équipement et projets spontanés. C’est là que je trouve que le bât blesse. Quand 95 % du budget de la Culture disparaît dans le fonctionnement et la construction de ces équipements, il reste peu de place pour ce qui est véritablement culturel.

Le salon Museum Expression aura lieu du 14 au 16 janvier. Les produits dérivés vous intéressent-ils ?
Ils m’intéressent s’ils ne sont pas banals et s’ils ne se construisent pas à partir d’idées issues du marketing. Ces produits posent plusieurs questions : comment produire autre chose que ce que pourraient faire des entreprises “normales” ? Et pourquoi ? Il faut se les poser avant même de s’interroger sur ce que veut le public ou sur comment vendre le mieux possible. Sinon, ces créations peuvent être complètement destructrices de la vraie culture. En même temps, l’effet carte postale n’est pas nouveau. On exploite depuis longtemps la force des images. Il est dommage qu’il y ait deux logiques, et que la logique culturelle en tant que telle soit complètement écrasée par la logique marketing. Le gros risque, c’est que le marketing devienne tout d’un coup régisseur de la culture, et dise : “On va choisir tel artiste parce qu’il est plus vendeur que tel autre”. Je pense qu’au niveau de la RMN, il y a un contre-pouvoir assez fort qui vient du corps des conservateurs, et encore ! Mais quand, pour les musées de province, les municipalités pensent que la culture peut se vendre et peut rapporter X % à travers les produits dérivés, elles risquent d’imposer aux conservateurs de fonctionner financièrement suivant cette logique, ce qui peut avoir de vrais effets négatifs. De plus, les produits dérivés ne touchent qu’une toute petite partie de la culture, et pas forcément celle qui est la plus intéressante.

Avez-vous vu les arbres emballés de Christo à la Fondation Beyeler de Riehen, près de Bâle ?
L’exposition m’a touché, parce que c’est une idée que j’avais eue lors d’un rendu de concours pour une exposition sur le thème “Nature et artifice”, pour l’Expo 2001 à Neuchâtel. C’est une intervention sympathique, que je ne trouve pas extraordinaire mais qui est dans la lignée de l’œuvre de Christo. Je ne pense pas que ce soit un événement culturel majeur. En revanche, j’ai beaucoup aimé l’exposition “Medium - eine Welt dazwischen” au Museum für Gestaltung de Zurich, qui dure jusqu’au 17 janvier et traite de l’entre-deux. Le principe de l’exposition est basé sur un double parcours, masculin et féminin, qui interdit à chaque visiteur de voir la moitié qui ne lui est pas destinée. Il s’agit de tout un travail sur le vu et le non vu, sur l’espace secret, sur les difficultés du dialogue, sur l’intermédiaire commun, sur le no man’s land... qui sont traités ici à travers une scénographie assez intelligente. Le catalogue dépasse la pure représentation du contenu de l’exposition. André Vladimir Heiz y publie une étude sur le domaine de l’interstice. L’exposition traite d’un sujet qui m’intéresse : comment, dans une société où tout est mis à plat, désacralisé, on peut encore garder cette notion de secret, de désir de voir. Et le désir de voir, c’est parfois aussi l’interdit.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°74 du 8 janvier 1999, avec le titre suivant : L’actualité vue par Ruedi Baur

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