Drouot/Sotheby’s : pour comprendre l’état du droit

Par Jean-Marie Schmitt · Le Journal des Arts

Le 5 février 1999 - 866 mots

Pour s’opposer aux projets de ventes publiques annoncés par Sotheby’s France et l’étude Poulain-Le Fur, Drouot et la Chambre nationale des commissaires-priseurs invoquent un arrêt de la Cour de cassation du 27 février 1996. Analyse juridique.

PARIS - L’affaire, tranchée à l’époque par la 1ère Chambre civile de la Cour, opposait un GIE de commissaires-priseurs aux notaires d’Alsace. Les commissaires-priseurs n’existant pas en Alsace, ce sont les notaires et les huissiers qui ont le monopole des ventes aux enchères. En juin 1990, les notaires alsaciens avaient obtenu l’interdiction judiciaire d’une vente organisée par le GIE avec le concours d’un huissier local. La similitude avec le cas Sotheby’s Poulain-Le Fur réside dans le fait que, malgré la présence d’un officier ministériel habilité, le Tribunal de grande instance (TGI) de Strasbourg, puis la Cour d’appel de Colmar – le 12 mars 1993 – avaient interdit les opérations du GIE.
L’interdiction était large : elle visait “l’exercice de la profession de commissaire-priseur, quelles qu’en soient les modalités”, et c’est sans doute pourquoi la Chambre nationale l’invoque aujourd’hui. Toutefois, l’arrêt de cassation du 27 février 1996, tout en confirmant celui de la Cour de Colmar, avait clairement défini qu’il ne s’agissait pas d’une interdiction absolue. La Cour avait tout d’abord relevé que le GIE était allé au-delà des opérations d’un bureau de représentation, en particulier que “la publicité relative à la vente publique avait été, pour l’essentiel, effectuée sous l’en-tête du GIE, sans mention de noms d’huissier ou de notaire, que des réquisitions de vente et des ordres d’achat avaient été délivrés directement au Groupement, que le règlement des frais de vente [lui] avait été adressé” et qu’il avait “procédé aux estimations des biens destinés à la vente”. Elle en avait déduit que le GIE “avait excédé les actes préparatoires aux ventes publiques aux enchères” et “enfreint le monopole des huissiers et notaires locaux [...], même si l’un de ces officiers ministériels avait instrumenté lors de la vente”.

Dans une autre affaire opposant le même GIE et la Compagnie des commissaires-priseurs de Paris, la Cour de cassation, confirmant un arrêt de la Cour d’appel de Paris du 12 décembre 1990, avait d’ailleurs clairement cantonné les choses, le 12 janvier 1994, en considérant que les effets d’un monopole dérogeant clairement à la liberté d’entreprendre devaient être interprétés strictement, et que l’ouverture à Paris d’un bureau de représentation par des commissaires-priseurs de province dans le but de diffuser des catalogues de vente et d’effectuer des estimations d’objets ne constituait pas une violation du monopole territorial des commissaires-priseurs.

Dans le même sens...
D’autres juridictions françaises ont conclu dans le même sens. Ainsi le TGI de Lisieux, dans une ordonnance de référé du 16 avril 1992, a considéré qu’une vente publique conduite par un commissaire-priseur mais dont la préparation, la promotion et la logistique avaient été réalisées par une société commerciale (Deauville Auction) ne pouvait être considérée comme irrégulière ou frauduleuse, dès lors que l’examen des conditions de la vente – en particulier les mentions du catalogue – démontrent que “les ventes sont effectivement réalisées par le commissaire-priseur et sous sa responsabilité” et que, par ailleurs, les “fonds correspondants à la vente avaient été enregistrés dans la comptabilité du commissaire-priseur”. L’ordonnance soulignait que “les textes, s’ils prohibent l’immixtion des particuliers dans les ventes aux enchères de meubles, n’interdisent cependant pas aux commissaires-priseurs d’avoir recours à des tiers, y compris à des sociétés commerciales, notamment pour la préparation matérielle des ventes et l’assistance technique au cours des opérations d’adjudication”. La vente sera donc licite dès lors qu’elle respectera les prérogatives qui restent clairement attribuées au commissaire-priseur, en particulier en matière de publicité, d’adjudication et d’encaissement du prix. En 1991, à l’occasion de la vente Polo conduite par Jacques Tajan avec le concours de Sotheby’s, le ministère de la Justice avait été saisie d’une question parlementaire et avait répondu que le monopole n’interdirait pas à un commissaire-priseur d’avoir recours à des maisons de vente étrangères pour assurer certains services (par exemple le marketing international d’une vente) dès lors qu’est respectée l’interdiction faite aux commissaires-priseurs de “partager leurs émoluments avec un tiers ou d’accepter qu’un tiers leur remette tout ou partie de la rétribution par lui reçue” (réponse ministérielle. n° 15 924, JO du Sénat du 22 août 1991).

Il faut relever que ces différentes décisions ont été prises à l’occasion de litiges remontant à une époque où la France n’admettait pas que le monopole des ventes publiques était contraire aux règles communautaires. Aujourd’hui, saisis de semblables causes, les juges pourraient aller plus loin, par application du droit communautaire (directement ou après question à la Cour de justice de Luxembourg), en déclarant inapplicable à une entreprise d’un autre État membre la législation française contraire au droit communautaire. L’insistance de la Compagnie nationale des commissaires-priseurs pourrait tout au plus avoir pour effet d’inciter Sotheby’s à faire traiter cette affaire par ses sociétés londoniennes plutôt que par sa filiale française, pour faire clairement apparaître l’entrave à la libre prestation de services si les commissaires-priseurs français tentaient d’en obtenir l’annulation. Dans cette hypothèse, on aboutirait à l’absurde, hélas conforme à la situation actuelle : pour protéger leur monopole en France, les commissaires-priseurs pousseraient la valeur ajoutée de la vente en Grande-Bretagne.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°76 du 5 février 1999, avec le titre suivant : Drouot/Sotheby’s : pour comprendre l’état du droit

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