De l’affront de Seine à la « raffinerie »

Un urbanisme qui n’aura réussi qu’au Centre

Par Gilles de Bure · Le Journal des Arts

Le 19 février 1999 - 1072 mots

Certes, l’urgence et le besoin régnaient. Certes, l’économie et le marché flambaient. Certes, avenir et développement se contredisaient. Certes, affluence et consommation primaient... Mais de là à confondre automobile et bâtiment avec urbanisme et architecture, il y a plus qu’un pas de géant.

“Avec le recul, les années Pompidou apparaissent pour ce qu’elles furent : une marche en avant triomphale et insouciante”, écrit Philippe Trétiack dans le chapitre “Architecture et urbanisme” du catalogue de l’exposition “Georges Pompidou et la Modernité”. Et d’ajouter : “Du progrès au bulldozer” !

On a beaucoup écrit, glosé, discuté à propos de l’urbanisme gaullo-pompidolien, de ses diktats, de ses dérives, de son incommensurable laideur, de son mépris de toutes les règles d’urbanité et de convivialité, de sa boulimie... On a également beaucoup parlé de reconstruction, d’urgence, de relogement, de développement, de nécessité... On prête même au président Pompidou cette phrase terrible : “Ça n’est pas à l’automobile de se plier à Paris, c’est à Paris de se plier à l’automobile”, sans que sa véracité ait jamais été prouvée. Néanmoins, la voie express qui longe la Seine et qui porte son nom témoigne abondamment de l’esprit et de la volonté de l’époque : au fil de l’eau, les embouteillages et les concerts de Klaxons ont pris le pas sur les tendres déambulations et les soupirs amoureux. Et que dire de la fameuse “radiale Vercingétorix” qui faillit voir le jour et fut abandonnée dès après sa mort ? A contrario de Ferdinand Lop, qui voulait que l’on prolonge le boulevard Saint-Michel jusqu’à la mer, Georges Pompidou, lui, voulait prolonger l’autoroute du Sud jusqu’à la Seine.

Féru de poésie, le président Pompidou aimait à citer ces vers de Baudelaire :
“Le vieux Paris n’est plus (la forme d’une ville
change plus vite, hélas ! que le cœur d’un mortel)...”
Certes, mais à quel prix !

En 1972, la construction atteint un pic : 550 000 logements sont construits “à grands coups d’industrialisation, de préfabrication lourde, à base de coffrage-tunnel, de béton superstar”... Résultat, une prolifération de tours et de barres qu’on s’attache aujourd’hui à réhabiliter et à reconvertir dans le meilleur des cas, à détruire le plus souvent. En contrepoint de ce gigantisme, un “mitage” insidieux, inventé par le ministre de l’Équipement et du Logement, Albin Chalandon. Lequel met en place, à grand renfort de concours, d’encouragements et d’aides, une floraison de maisons individuelles toutes plus anonymes, sans âme et sans esprit... Juste retour des choses, on donnera, à ces parangons du commun et de l’ordinaire, le nom de leur inventeur, les “chalandonnettes”.

Ces années-là sont celles de l’affluence, du développement, de la conquête de nouveaux horizons et de nouveaux marchés. Tout va bien puisque le bâtiment va et que s’installe en majesté la société de consommation. Voici venu, donc, le temps des hypermarchés et des centres commerciaux, dont le plus gigantesque, celui de Vélizy, atteindra 180 000 m2 ! On ne sait plus où donner de la tête ni du regard. Certes, cette nouvelle vision de l’urbanisme et de l’architecture donne des logements aux uns et du travail aux autres (souvent les mêmes, d’ailleurs), mais elle est bien loin de donner du désir, du plaisir, du rêve...

De Sarcelles à Nanterre, des Orgues de Flandre à la tour Montparnasse, de La Grande-Motte à Créteil, d’Aillaud à Balladur – l’architecte, frère de l’homme politique –, de Van Treeck à Grandval... rien, justement, qui relève de l’émotion et du sensible. L’accession à la propriété prend le relais du besoin de logement. Tout se quantifie, se négocie, se vend et s’achète. Le crédit, les crédits se multiplient, s’institutionnalisent, régulent la vie et la pensée. Tout juste si, de-ci de-là, surgissent quelques bâtiments qui relèvent, véritablement, de l’architecture : le siège du Parti communiste édifié place du Colonel-Fabien par l’architecte brésilien Oscar Niemeyer (1971), les immeubles-jardins de Jean Renaudie à Ivry-sur-Seine (1972), l’université de Paris-Tolbiac d’Andrault et Parat (1973), le premier aéroport de Roissy de Paul Andreu (1974)... bâtiments qui restent des exceptions, architectures qui demeurent, pour beaucoup, des énigmes.

Pourtant, dans l’ombre, des groupes se constituent, des réflexions se structurent, des théories s’élaborent, des imaginaires se développent. Mais ces jeunes architectes ne strouvent à s’exprimer que dans la contestation et le refus, tant toutes autres possibilités leur sont refusées. Une contestation qui prendra forme et s’articulera au moment de l’insensée destruction des pavillons de Baltard aux Halles, en 1971.

À la ville essentielle, celle qui vit et qui vibre, celle qui s’agrège et se stratifie, celle où s’accumule histoire et anecdotes, temporalités et sensations, on va opposer et substituer l’urbanisme sur dalle et les villes nouvelles. Le Front de Seine et La Défense feront la démonstration que tuer la rue, c’est tuer la ville, tuer la vie, et qu’en aucun cas la performance ne remplace la création. À l’ouest, le “Manhattan français” constitue le manifeste opulent du développement, avec quelques réussites, comme la tour Nobel. Quant au XVe arrondissement, partiellement réurbanisé avec le fameux Front de Seine, la sagesse populaire lui taillera un costume à sa mesure en le rebaptisant “l’affront de Seine”...

Créées de toutes pièces, sacrifiant elles aussi à l’urbanisme sur dalle et au “zoning”, les villes nouvelles (Cergy, Évry, Marne-la-Vallée...), malgré leur absence de charme et de réalité, vont néanmoins servir de laboratoires : de nombreux jeunes architectes y feront leurs premières armes, tentant de contrecarrer l’inéluctable et d’allumer des contre-feux. Aux vers de Baudelaire, ils préfèrent la petite phrase de Bachelard : “L’homme est une création du désir et non pas du besoin”.

Curieusement, c’est le plus décrié des projets de l’époque qui fait aujourd’hui l’unanimité : le Centre Georges Pompidou de Piano et Rogers. On sait que le Président fut déçu par le choix du jury. Mais courageusement, démocratiquement et intelligemment, il s’inclina, et les tubulures métalliques remplacèrent sur le plateau Beaubourg le rêve caressé d’une colonnade de pierre. Que grâce lui en soit rendue, même si cette réussite ne compense que très partiellement des choix dictés par des raisons qui ne relèvent que de très loin de l’urbanisme et de l’architecture. Dans un entretien accordé à notre confrère Le Monde, le 17 octobre 1972, le président Pompidou citait à nouveau un poète, en l’occurrence Apollinaire :

“Soyez indulgents quand vous nous comparez
À ceux qui furent la perfection de l’ordre
Nous qui quêtons partout l’aventure
Pitié pour nous qui combattons toujours aux frontières
De l’illimité et de l’avenir
Pitié pour nos erreurs pitié pour nos péchés.”
Certes, mais qu’en est-il des fautes ?

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°77 du 19 février 1999, avec le titre suivant : De l’affront de Seine à la « raffinerie »

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