Des amis de quarante ans

Burne-Jones et Morris : portraits croisés

Le Journal des Arts

Le 5 mars 1999 - 1023 mots

« Son intérêt pour la vie a pris fin avec la mort de Morris, puisqu’ils avaient toujours réuni leurs idées, leurs projets et leurs imaginations », notait un observateur à propos de Burne-Jones (1833-1898). Les deux hommes avaient dès leur rencontre partagé le même goût pour le Moyen Âge, et toute leur activité commune dans les arts décoratifs avait tendu à ressusciter cette époque héroïque. Les expositions que consacre le Musée d’Orsay au peintre et au Gothic Revival mettent en valeur le rôle moteur joué par les deux artistes dans ce mouvement.

1854 : le jeune Edward Burne-Jones fait la connaissance de William Morris à l’université d’Oxford, où ils étudient la théologie, avant qu’un séjour en France ne les oriente vers l’art. 1896 : la publication des Œuvres de Geoffrey Chaucer, illustrées par les deux hommes pour la Kelmscott Press, couronnent une amitié et une collaboration de quarante ans dont on mesure aujourd’hui l’importance dans l’histoire des arts anglais.

Des deux compères, William Morris (1834-1896) est certainement la personnalité la plus passionnante. Successivement ou à la fois peintre, architecte, écrivain, décorateur d’intérieur, dessinateur, imprimeur, chef d’entreprise, militant socialiste, aucun domaine ne semble lui être étranger. À Oxford, il joue un peu le rôle du mentor auprès de Burne-Jones en lui faisant découvrir les écrits de John Ruskin. Ce dernier prend bientôt les deux jeunes gens sous sa protection : en 1859, l’écrivain aide Burne-Jones à accomplir son premier voyage en Italie, avant de l’accompagner lors du second, en 1862. Ce séjour dans la Péninsule est en tout point fondateur pour l’ex-séminariste, et confirme le choc ressenti au Louvre quelques années plus tôt. La découverte des peintres du Cinquecento, alors baptisés primitifs (Botticelli, Mantegna...), donne une inflexion déterminante à son art balbutiant, et l’aide à s’émanciper de la première génération préraphaélite, notamment de Rossetti auquel il vouait, avec Morris, un véritable culte. Il tire par ailleurs de son séjour une amusante conclusion : “Je déteste que l’on fasse voyager les tableaux. Les gens devraient aller voir les tableaux, ces fainéants, au lieu de se faire apporter les trésors du monde.” L’Italie est également la patrie de l’immense Michel-Ange dont ses tableaux portent la marque indélébile : par exemple, la citation des Esclaves du génial Florentin dans les figures masculines de la Roue de la Fortune, conservée à Orsay, relève de l’évidence.

Contre l’industrie
D’une autre manière, William Morris subit indéniablement l’ascendant de Ruskin. “Tout bon travail ne peut être que réalisé à la main”, écrit le critique dans Les Sept Lampes de l’architecture (1849). Si cette profession de foi inspire l’activité de la manufacture Morris, Marshall, Faulkner and Co. créée en 1861, Morris doit tout autant à Pugin dont il fait sien le credo : “Nulle œuvre d’art qui ne soit utile”. Le décorateur du Palais de Westminster rejette tout élément qui ne serait pas nécessaire à la commodité et souhaite mettre en valeur le système constructif, dans un souci de vérité et de simplicité. Les familiers des productions sorties des ateliers Morris et du mouvement Arts and Crafts, fondé en 1887, y auront reconnu quelques-unes de leurs caractéristiques. Il est également fait bon usage, dans les motifs ornementaux, des formes stylisées, héraldiques et florales introduites par Pugin. Toutefois, l’extrême densité des intérieurs – que l’on trouverait aujourd’hui un peu étouffants – rappelle opportunément que leur auteur est d’abord un homme du XIXe siècle.

Plus que le style, c’est l’esprit médiéval que Morris veut retrouver, ce goût du travail bien fait, cette coopération artisanale. Véritable guilde, son entreprise fait travailler de concert peintres, architectes, lissiers, céramistes, menuisiers, favorisant la réunion de tous les arts au service d’un projet décoratif  dont la philosophie annonce celle de l’Art nouveau, socialisme compris. La décoration de la Red House, demeure du couple Morris, qui réunissait aussi bien l’architecte Philip Webb que les peintres Rossetti, Madox Brown et Burne-Jones, avait été le prélude à cette ambitieuse entreprise.
La collaboration avec les artistes constitue la pierre angulaire de la réflexion de Morris, qui veut mettre l’art au cœur de la vie quotidienne et proteste ainsi contre la laideur de la production industrielle. Burne-Jones est intimement associé à la gestion de la manufacture et ne cessera de livrer des dessins, aussi bien pour des tentures que pour des bijoux, pour des vitraux que pour des carrelages, voire des papiers peints.

L’art pour tous
Entre 1872 et 1878, il produit plus de 270 cartons et crée même des meubles à peintures historiées, comme le King René’s cabinet. La fin des années 1880 le voit réaliser sa première grande série de tapisseries sur le thème de l’Adoration des Mages, avant de livrer son grand œuvre, la tenture du Saint-Graal pour Stanmore Hall, résidence d’un magnat australien. Avec la légende arthurienne, il retrouve l’un de ses thèmes de prédilection, puisé dans la littérature médiévale dont il a partagé la passion avec Morris dès l’époque de leur rencontre. À Oxford, ils faisaient leurs délices des Contes de Canterbury de Chaucer, du Roman de la Rose, ou de La Mort d’Arthur de Thomas Malory. Inspiré par ces lectures, le futur entrepreneur se pique de poésie et publie dès 1858 son premier recueil intitulé La défense de Guenièvre et autres poèmes, variation précoce sur le thème arthurien. Plus tard, un de ses poèmes, publié dans Le Paradis terrestre (Earthly Paradise), nourrit l’iconographie du Cycle de Persée, commandé en 1875 par l’homme politique Arthur Balfour à Burne-Jones. Certains de ses cycles picturaux sont même conçus spécialement pour des pièces dont la décoration est confiée à Morris and Co. En réalisant, grâce à cette collaboration, son ambition monumentale, Burne-Jones peut rivaliser avec les maîtres du passé tant admirés.

EDWARD BURNE-JONES (1833-1898), UN MAÎTRE ANGLAIS DE L’IMAGINAIRE, et GOTHIC REVIVAL : ARCHITECTURE ET ARTS DÉCORATIFS DE L’ANGLETERRE VICTORIENNE

Jusqu’au 6 juin, Musée d’Orsay, 1 rue de la Légion d’Honneur, 75007 Paris, tél. 01 40 49 48 14,tlj sauf lundi 10h-18h, dimanche 9h-18h, jeudi 10h-21h45. Le Musée d’Orsay propose d’autres expositions dans le cadre de la “Saison anglaise�? : Tableaux vivants, fantaisies photographiques victoriennes (1840-1880) ; Lewis Carroll photographe ; La collection de sir Edmund Davis, don d’un grand amateur aux musées français.

A lire

- Catalogue Burne-Jones, RMN, 376 p., 366 ill. dont 152 coul., 390 F. - Catalogue Gothic Revival, RMN, 144 p., 80 ill. dont 42 coul., 120 F. - Laurence des Cars, Les Préraphaélites, un modernisme à l’anglaise, Découvertes Gallimard/RMN, 128 p., 140 ill., 73 F. ISBN 2-7118-3808-0 et 2-07-053459-6. - Isabelle Enaud Lechien, Edward Burne-Jones, ACR Édition, 190 p., 150 ill. coul., 120 F. ISBN 2-86770-119-8.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°78 du 5 mars 1999, avec le titre suivant : Des amis de quarante ans

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