Histoire de l'art

Des recherches de deux peintres à la définition d’une culture cubiste

Peinture, sculpture, installations, mode, les multiples déclinaisons d’un style

Par Philippe Régnier · Le Journal des Arts

Le 5 mars 1999 - 2099 mots

L’aventure cubiste est certainement l’une des plus passionnantes du XXe siècle. Non seulement les artistes qui ont participé à cette expérience ont ouvert une brèche irrémédiable dans la notion de représentation occidentale héritée de la Renaissance, mais ils ont inventé une esthétique qui a largement dépassé la peinture stricto sensu pour embrasser également la sculpture, l’architecture, voire les arts décoratifs et la mode.

Une toile pourtant étrangère au mouvement est souvent présentée comme la première peinture cubiste : les Demoiselles d’Avignon. Picasso a commencé, dès le printemps 1907, à travailler à cette grande œuvre qui marque une rupture profonde avec la tradition de la représentation de l’espace dans l’art occidental et annonce les développements futurs de l’art du XXe siècle. Il adopte ici une fragmentation de la forme, abandonne toute perspective illusionniste et s’inspire à la fois de l’art ibérique et de la sculpture africaine. La toile, que le peintre a toujours jugée inachevée – elle n’est d’ailleurs pas signée –, a suscité de nombreuses réserves parmi ses amis, Braque lui-même la considérant quasiment comme une horreur. Pourtant, autant stylistiquement qu’intellectuellement, de nombreuses prémices des recherches que Braque et Picasso allaient mener de concert pendant six ans sont déjà contenues dans ce geste, tout d’abord incompris et apparu dans l’univers de la peinture parisienne comme une météorite.

L’influence de Cézanne sur ces deux créateurs est davantage consciente. En effet, le peintre aixois avait été abondamment exposé à Paris, d’abord aux Salons d’automne de 1904 et 1905, puis au Salon de 1906, avant que se tienne en 1907, dans la capitale, une exposition commémorative comprenant cinquante-six de ses tableaux. Ses œuvres vont hanter les jeunes artistes, tout autant que ses écrits qui n’ont d’ailleurs pas toujours été bien interprétés. Le Cubisme lui-même a peut-être ainsi pour origine un malentendu. La remarque de Cézanne, qui avait décrit le 15 avril 1904 à Émile Bernard sa volonté de “traiter la nature par le cylindre, la sphère, le cône...”, a été semble-t-il appliquée à la lettre après le décès du maître d’Aix, en 1906.

Nous faire boire du pétrole
À l’automne 1907, le galeriste Daniel-Henry Kahnweiler présente à Picasso un jeune artiste venant du Havre, Georges Braque. Il reste médusé face aux Demoiselles d’Avignon, et aurait déclaré au jeune Catalan : “Mais, malgré tes explications, ta peinture, c’est comme si tu voulais nous faire manger de l’étoupe ou boire du pétrole”. Le Groupe du Bateau-Lavoir – du nom de la maison que Picasso habitait à Montmartre depuis 1904 – se forme en 1908. Composé de peintres et de poètes, il réunit Picasso, Braque, Max Jacob, Marie Laurencin , Guillaume Apollinaire, André Salmon, Maurice Raynal, Juan Gris, Gertrude et Leo Stein. Apollinaire présente au groupe Fernand Léger, même si ce dernier ne fréquentera assidûment Picasso et Braque que deux ans plus tard, en 1910. À partir de 1909, Robert Delaunay, Albert Gleizes, Auguste Herbin, Henri Le Fauconnier, André Lhote, Jean Metzinger, Francis Picabia et le sculpteur Alexandre Archipenko se joignent également au groupe.

Artiste aux dons étonnants, éclectique dans ses styles, Picasso aborde le Cubisme un peu comme un oiseau qui se serait débarrassé de ses ailes. La période correspond en effet à un moment où il restreint volontairement sa dextérité naturelle pour s’enfermer dans une logique contraignante, presque un système de représentation. Il adopte alors le principe cézannien de la primauté de la conception. Pourtant, Braque et Picasso ont toujours insisté sur le caractère sensible, voire intuitif, de leur démarche. S’éloignant peu à peu de la recherche d’une structuration de la composition par la couleur – celle-ci tend d’ailleurs de plus en plus vers le monochrome –, les peintres ont davantage travaillé à la fois sur l’ombre et sur la lumière. Picasso a ainsi qualifié le mouvement d’”art s’occupant avant tout des formes, et lorsqu’une forme est réalisée, elle est là pour vivre sa propre vie. [...] Mathématiques, chimie, trigonométrie, psychanalyse, musique, et je ne sais quoi encore ont été liés au Cubisme pour l’interpréter plus facilement. Tout ceci n’a été que de la pure littérature, pour ne pas dire des bêtises, qui ont apporté de mauvais résultats, aveuglant les gens avec des théories”. Ou encore : “Nous avons introduit dans la peinture des objets et des formes qui étaient ignorés auparavant”.

Un coup de théâtre
Certes, les innovations apportées par le Cubisme sont nombreuses, témoignages de l’émulation entre deux artistes prêts à tout introduire dans l’espace pictural, prêts à toutes les expérimentations pour se rapprocher plus près encore du concept de l’œuvre d’art comme idée pure. Ainsi, Picasso et Braque, tout en déclinant une iconographie relativement banale – des natures mortes, des objets quotidiens, des instruments de musique, des portraits... –, ont abandonné le concept albertinien du point de vue unique qui primait pourtant depuis plus de quatre siècles. Les peintres ont décomposé les volumes des objets peints puis les ont recomposés, présentant ainsi différents points de vue simultanément. Poursuivant toujours plus loin leurs recherches, ils ont introduit des lettres peintes au pochoir, des pigments mélangés à du sable, des imitations du bois ou du marbre, des collages… tandis que Picasso emploie un peigne d’acier pour les cheveux et la moustache du Poète (Sorgues, été 1912). Profitant d’un voyage du Catalan à Paris, Braque découvre dans une boutique d’Avignon un rouleau de papier peint imitant le bois. Il l’achète et commence à l’épingler sur ses toiles. Déjà, Picasso avait adopté cette technique du collage dans sa Nature morte à la chaise cannée, en mai 1912. Dans cette toile entourée de corde, il a introduit un morceau de toile cirée imprimée d’un motif de cannelure. Ce principe va ensuite se généraliser pour intégrer des morceaux de journaux, des cartes de visite, des timbres-poste ou même des boîtes d’allumettes. Les peintres ont aussi joué avec les titres de la presse, à l’exemple de “Le jou, La bataille s’est engagé” (Picasso, Guitare, partition et verre, 1912) ou “Urnal, Un coup de thé” (Picasso, Bouteille, journal et verre sur une table, 1912). Il suffit de quelques lettres pour lire mentalement les locutions dans leur ensemble, Picasso jouant même avec un certain humour sur les mots qui matérialisent également sa passe d’armes avec Braque.

Dans leur logique presque sculpturale de la peinture, les artistes vont s’orienter vers une représentation en trois dimensions. Là encore, il semble bien que ce soit le Havrais qui, le premier, se soit engagé dans cette nouvelle direction, Picasso lui emboîtant le pas en introduisant dans l’innovation toute son intelligence de la matière. Braque est ainsi le premier à avoir fait des sculptures-constructions cubistes. Il n’en reste malheureusement aucun exemple, tout juste subsiste-t-il une photographie d’une composition d’angle prise dans l’atelier de l’hôtel Roma, en 1914. On retrouve dans ce type d’œuvre une certaine parenté avec quelques sculptures de Tatline, qui est effectivement venu à Paris à cette époque là. De son côté, en octobre-novembre 1912, Picasso crée une guitare en carton à laquelle il donnera un caractère plus pérenne en la réalisant en tôle et fil de fer à l’hiver 1912-1913. Des photographies de l’époque permettent également de découvrir d’étonnantes compositions exécutées en trois dimensions par l’artiste dans son atelier du boulevard Raspail, au début de 1913. Ce sont de véritables installations avant l’heure, comprenant à la fois de vrais objets – comme une guitare –, une table surmontée d’une bouteille et d’un verre, et un journal et des dessins. D’autres peintres cubistes se sont engagés dans cette aventure. Juan Gris a ainsi conçu en 1917, l’Arlequin, un plâtre coloré, et Roger de La Fresnaye a réalisé un bronze, l’Italienne, en 1912. Des sculpteurs ont alors emprunté le langage cubiste, de Brancusi à Gonzalez, de Lipchitz à Archipenko et Henri Laurens, même si, en la matière, Duchamp-Villon fait peut-être figure de pionnier. Tout l’enjeu de la sculpture cubiste est en réalité d’introduire dans une structure par nature statique un effet dynamique. Quelques artistes y réussiront remarquablement bien, à l’exemple de Duchamp-Villon avec sa série Cheval (1914), ou même Archipenko dans son Match de boxe (1913). Quant à Laurens, des œuvres comme la Femme à l’éventail (1914) semblent directement s’inspirer de toiles cubistes que l’on aurait simplement exécutées en trois dimensions.

De l’influence d’un style à un nouvel académisme
Plus loin encore, on peut même parler d’une “culture cubiste”. Il existe également une certaine similitude entre l’esthétique cubiste et la conquête de l’air. Ainsi, ce n’est pas un hasard si Picasso avait surnommé Braque “Wibourg”, du nom de Wilbur Wright, l’un des pionniers de l’aviation de l’époque. Il n’est pas impossible que se soit la similitude formelle entre les sculptures de papier de Braque avec les ailes des biplans qui ait donné cette idée à l’Espagnol. Toujours est-il que Salmon raconte avoir vu, à la même époque, Picasso travailler en tenue d’aviateur dans son atelier. Cette “culture cubiste” a bientôt atteint le monde de la mode, et ce dès 1910-1920, bien avant que le mouvement soit vraiment établi. Bien sûr, cette influence a été relativement discrète, disons moins radicale qu’en peinture, mais aussi bien d’un point de vue esthétique que structurel, de nombreuses robes ou manteaux signés Jacques Doucet, Callot Sœurs, Madeleine Vionnet ou Jean Paquin sont témoins de la prise en compte par les couturiers de ces recherches.

Au niveau pictural, Braque et Picasso s’étaient engagés dans une dépersonnalisation de l’œuvre, allant même jusqu’à décider de ne plus signer leurs toiles au recto. Mais ils sont restés attachés à la figuration, une obsession pour le Catalan. Braque était cependant conscient de la difficulté pour le spectateur à saisir sa réalité, déclarant même que cela lui était “égal qu’une forme représente des choses différentes pour des gens différents, ou plusieurs choses en même temps” (John Richardson, Georges Braque, Londres, 1959, p. 26). Plus loin, le Cubisme a eu une influence non négligeable sur certains développements de l’Abstraction. Mondrian a adopté le Cubisme à partir de 1911, avant d’abandonner la figuration après la Première Guerre mondiale pour “l’expression de la réalité pure”. Cette démarche, somme toute logique, avait déjà été adoptée avant lui par Frantisek Kupka, qui s’attachait à reconstituer l’espace à partir de plans colorés. Plus proche des peintres cubistes, Delaunay est considéré comme l’un des premiers peintres abstraits. Dès 1912, avec sa série des Fenêtres, il s’engage dans un travail sur la couleur et s’affranchit de tout sujet. Ainsi, ses Disques (1912) ou ses Formes circulaires (1912-13) sont fidèles à sa technique “anti-descriptive”.

Mais à côté de ces artistes qui ont assimilé la technique cubiste pour aboutir à l’abstraction, d’autres ont plus servilement érigé ce style en système. Picasso avait toujours refusé de participer au Salon, et c’est grâce à d’autres peintres – Albert Gleizes, Fernand Léger, Henri Le Fauconnier, Jean Metzinger, Robert Delaunay... – que le public a découvert le mouvement, en 1911. “C’est de ce jour du vernissage [du Salon des indépendants] de 1911 que date l’appellation de “cubisme”, se souvient Albert Gleizes. On a cherché à lui trouver un parrain et à lui fixer une antériorité de deux ou trois années, mais ces efforts me paraissent vains du fait que, durant ces années, jamais Braque ou Picasso ne furent appelés cubistes. Ce qui par contre est contrôlable, c’est qu’à partir de 1911, l’épithète devint monnaie courante”. Poète, critique, peintre et co-rédacteur en chef et fondateur de la revue futuriste Lacerba, Ardengo Soffici faisait une grande différence entre le couple Braque/Picasso et les Cubistes du Salon qui, selon lui, “ne comprennent pas un seul des principes esthétiques qui guident Picasso et son collègue. Ils se sont mis néanmoins à déformer, géométriser et cubiser, sans but et au petit bonheur, peut-être dans l’espoir de dissimuler derrière des triangles et autres figures leur banalité et leur académisme innés, inextirpables et mortels”. Ainsi, pour Apollinaire, Juan Gris s’adonnait à un style trop décoratif, “trop vigoureux et trop appauvri”. De semblables critiques ont été adressées au travail de quelques autres peintres, tels que Gleizes ou Lhote, dénonçant ainsi la propension d’un style nouveau à rapidement se transformer en académisme.

A voir

- LES ANNÉES CUBISTES, 1907-1920, 13 mars-18 juillet, Musée d’art moderne Lille Métropole, 1 allée du Musée, Villeneuve-d’Ascq, tél. 03 20 19 68 68, tlj sauf mardi 10h-18h. - LE CUBISME ET LA MODE, jusqu’au 14 mars, Metropolitan Museum of Art, 1000 Fifth Avenue, New York, tlj sauf lundi 9h30-17h15, vendredi et samedi 9h30-21h. - DUCHAMP-VILLON, SCULPTEUR 1876-1918, jusqu’au 24 mai, Musée des beaux-arts, 1 place Restout, Rouen, tél. 02 35 71 28 40, tlj sauf mardi 10h-18h. - GEORGES BRAQUE, 21 mars-21 juin, Musée Malraux, 2 bd Clemenceau, Le Havre, tél. 02 35 19 62 62, tlj 11h-18h, samedi et dimanche 11h-19h.

A lire

- Ein Haus für den Kubismus. Die Sammlung Raoul La Roche, Picasso, Braque, Léger, Gris - Le Corbusier und Ozenfant, Kunstmuseum de Bâle/Gerd Hatje, 1998, 320 p. ISBN 3-7757-0754-9 et 3-7204-0113-8. - William Rubin, Picasso et Braque, l’invention du Cubisme, Flammarion, 1990, 422 p., 295 F. ISBN 2-08-011401-8. - Duchamp-Villon, collections du Centre Georges Pompidou, Musée national d’art moderne et du Musée des beaux-arts de Rouen, 160 p., 190 F. ISBN 2-85850-950-6 et 2-7118-3760-2. - Richard Martin, Cubism and Fashion, Metropolitan Museum of Art/Harry Abrams, 160 p., 45 US$ (265 F). ISBN 0-87099-888-9 et 0-8109-6532-1. - Les années cubistes, Centre Georges Pompidou/Musée d’art moderne Lille Métropole, 150 p., 180 F. - Albert Gleizes, L’homme devenu peintre, Somogy éditions d’art/Fondation Albert Gleizes, 160 p., 175 F. ISBN 2-85056-325-0. - Albert Gleizes, catalogue raisonné, Somogy éditions d’art/Fondation Albert Gleizes, 2 volumes, 832 p., 1 250 F. ISBN 2-85056-286-6. - Georges Braque, l’espace, Adam Biro/Musée Malraux du Havre, 144 p. 150 F.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°78 du 5 mars 1999, avec le titre suivant : Des recherches de deux peintres à la définition d’une culture cubiste

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