Le dessin d’architecture, entre fonction et décoration

Dépassant son aspect technique, il donne naissance à des visions romantiques

Par Armelle Malvoisin · Le Journal des Arts

Le 2 avril 1999 - 2149 mots

Le dessin d’architecture ne se confond pas toujours avec le projet d’un édifice, l’aménagement d’intérieurs ou de jardins. Dès le XVIIIe siècle, il a élargi ses sujets d’inspiration grâce à l’imagination d’artistes qui se sont lancés dans des compositions ou des « caprices » architecturaux. Le Salon du dessin, puis une exposition au Louvre vont être l’occasion de découvrir les multiples expressions de ce genre. Les spécialistes que nous avons interrogés constatent que les feuilles les plus décoratives séduisent les collectionneurs privés, alors que le pur dessin d’architecture intéresse au premier chef les musées et les institutions.

Dès le début du XVIe siècle, le voyage en Italie, en particulier à Rome, devient un passage obligé dans la carrière d’un artiste. Peintres et/ou architectes – Jacques Androuet Du Cerceau (1510-1585), Philibert Delorme (1514-1570), Jean Bullant (1520-1578)... – s’exercent aux représentations de monuments romains, travaillent sur des éléments de colonnes ou de frontons, sur les ordres… L’engouement pour les monuments du passé prend une réelle ampleur dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, grâce aux découvertes fabuleuses des sites d’Herculanum et de Pompéi. L’architecte italien Giambattista Piranèse (1720-1778) fait des émules dans l’art de représenter les antiquités romaines : son dessin visionnaire, sa sensibilité artistique vont inspirer ses contemporains, mais aussi plusieurs générations d’artistes. Giovanni Paolo Pannini (1691-1765), Charles Michel-Ange Challe (1718-1778), Hubert Robert (1733-1808), Pierre-Adrien Pâris (1745-1819) exercent leurs talents dans des registres qui confondent artistes et architectes : le dessin s’oriente alors aussi bien vers des relevés d’archéologie et de monuments antiques, des exercices de reconstitution archéologique à partir de ruines et de travaux d’historiens que vers des compositions fantaisistes de temples et de constructions, des caprices architecturaux nés de l’imagination des dessinateurs, auxquels se rattachent les projets d’architectes de décors de théâtre qui se multiplient au XVIIIe siècle. Parallèlement, artistes ou architectes accompagnent les amateurs d’antiquités dans leurs voyages ; ils exécutent des vues pittoresques “souvenirs” pour les voyageurs ou font des relevés plus précis pour d’éventuelles publications. Le dessin d’architecture acquiert alors une nouvelle fonction, celle de faire rêver, et il fait la fierté de son auteur.

En revanche, les feuilles plus techniques – façades, coupes, élévations – ne le sont pas toujours. Il est fréquent qu’un architecte fasse réaliser ses croquis par son agence – celle-ci existe dès le XVIe siècle – ou par un artiste ; Claude Nicolas Ledoux (1736-1806) l’a fait pour des édifices parisiens. François Mansart (1598-1666), excellent dessinateur, confiait ses projets à d’autres, tout en intervenant régulièrement : ses planches pour le Louvre sont sans cesse retravaillées au crayon ou à la plume. “L’architecte aime contrôler l’image de l’architecture. Il recherche la perfection comme témoignage de son génie dans l’Histoire. Dans le dessin, il a davantage de liberté et s’approche plus facilement de la notion d’idéal : aussi ses bâtiments seront-ils représentés de façon parfaite, un peu éloignée de la réalité, c’est-à-dire de la réalisation en dur. C’est une vieille tradition qui date du XVIe siècle”, souligne Bertrand Gautier, de la galerie Talabardon et Gautier, ajoutant que “l’essence du dessin d’architecture est idéale. Et comme beaucoup de projets ne voient jamais le jour, il reste le seul témoignage de ce qui n’existe pas”. Les représentations du château de Chenonceaux – les plans originaux sont de Philibert Delorme (1514-1570) mais les dessins les plus connus de Jacques Androuet Du Cerceau (1510-1585) – sont par exemple agrémentées d’éléments fictifs, comme une cour et des communs. “L’œuvre véritable de l’architecte, c’est le projet”, a écrit Jean-Baptiste Dédéban (1781-1850), dont les nombreuses propositions pour la ville de Paris n’ont pas abouti. Alors qu’un concours avait été organisé pour la construction de la place Louis XV (l’actuelle place de la Concorde), il fut finalement demandé à Jacques Ange Gabriel (1698-1782), architecte du roi, de faire une synthèse des projets. Ainsi, tous les projets du concours ont-ils joué un rôle dans l’histoire de la place.

Il est arrivé aux architectes d’élargir leur champ de compétences. “Les projets de jardins se rattachent occasionnellement aux dessins d’architecture, car les jardiniers étaient souvent dessinateurs de jardins et architectes, tels André Le Nôtre (1613-1700) ou François Mansart”, observe Jacques Fischer, de la galerie Fischer. D’autres, ou les mêmes, conçoivent à la fois l’architecture et la décoration intérieure : ils créent les boiseries, les moulures, avec des variantes – tableaux encadrés ou incrustés dans la boiserie, avec un système d’éclairage de bras de lumière – comme Hardouin-Mansart pour un cabinet de Versailles. Jean-Charles Delafosse (1734-1791), sculpteur, architecte et dessinateur d’ornements et de décors, est un autre exemple de cette tendance à l’élargissement vers les arts décoratifs. Enfin, parce que les architectes sont souvent obsédés par l’idée du temps destructeur de leur œuvre, ils éprouvent le besoin de l’imaginer en ruine. L’architecte anglais John Soane (1753-1837) est même allé plus loin en commandant à un artiste un dessin de son édifice – la banque de Londres – en état de délabrement : il rêvait de belles ruines comme à Rome.

Un marché très ciblé
Les projets d’architectes au sens strict intéressent au premier chef les institutions, plus rarement les collectionneurs privés qui préfèrent les caprices architecturaux. Pour Bertrand Gautier, “les critères du marché ne recoupent pas toujours les critères de qualité. Le marché a une vision décorative du dessin d’architecture. Il préfère les plus lumineux, les plus plaisants. C’est un art un peu complexe, les critères sont difficilement appréciables : un dessin d’architecture doit être intelligent, avoir un intérêt historique avant d’être poétique”. “Un superbe lavis d’un élève de l’École des beaux-arts avec rehauts d’aquarelle, représentant une enième porte cochère, fait très joli dans un salon, mais cela s’arrête là”, poursuit-il. “Il existe une profusion de dessins d’élèves de l’École supérieure des beaux-arts qui n’ont pas l’intérêt historique des projets d’architectes, sauf peut-être s’ils ont été réalisés par ceux qui ont par la suite fait de grandes constructions, comme Charles Percier (1764-1838)”, indique le galeriste Daniel Greiner. Portails d’églises, arcs de triomphe, façades d’hôtels de ville, pavillons d’agrément pour un souverain sont quelques-uns des thèmes imposés aux concours des Prix de Rome.”Les dessins les plus intéressants, ceux des lauréats, sont gardés par l’École des beaux-arts”, rappelle le marchand Alain Cambon.

En fait, les amateurs d’architecture pure sont rares. Daniel Greiner indique que seuls “quelques rares collectionneurs achètent des dessins d’architecture, mais pas uniquement sous un aspect historique. La plupart du temps, ils tiennent compte de l’aspect esthétique. Pour d’autres, les dessins d’architectes sont plutôt sérieux, sévères. Un caprice architectural avec des rehauts d’aquarelle est évidemment plus agréable”. Autre handicap : ces dessins sont souvent de grand format et, remarque Bruno de Bayser, “ils prennent beaucoup de place sur les mur. Quitte à prendre un grand format, un acheteur préférera une peinture. Le dessin est plus apprécié pour son côté intimiste”. De son côté, Alain Cambon constate que l’acheteur “veut des références historiques. Je ne peux vendre un dessin que si je sais ce qu’il représente”. Partant de ce principe, il propose aux actuels propriétaires d’un édifice la représentation du bâtiment : il y a quelques années, il a ainsi identifié un dessin d’un hôtel haussmannien devenu une banque, dont celle-ci a fait l’acquisition. Les archives, les musées départementaux ou régionaux recherchent également des documents qui les concernent, et les prix, entre 3 000 et 25 000 francs, leur sont accessibles. Le Louvre n’a pas de politique d’acquisition en matière de dessins d’architecture, en dehors du souci permanent de constituer un fonds en rapport avec sa propre histoire, de même que le Musée de Versailles, fortement intéressé par un projet pour Versailles de Marie-Joseph Peyre (1730-1785) présenté par Bertrand Gautier mais qui a différé son achat pour une question de prix. Le Musée d’Orsay achète pour étoffer sa collection dans plusieurs directions. Selon Bruno Girveau, conservateur au département d’Architecture du musée, “les choix s’orientent vers des œuvres liées au thème des expositions universelles ou ayant trait à Paris. Ce sont aussi bien des projets réalisés que des dessins d’exécution, ou même des projets utopiques comme celui exécuté par Louis-Ernest Lheureux, vers 1886, qui représente une colossale pyramide en pierre dans la cour du Louvre, un projet visionnaire”. Mais la démarche du musée, au budget d’acquisition limité, est avant tout de “prospecter auprès des familles de descendants d’architectes” pour favoriser les dons, donations ou dations. Les institutions étrangères, européennes ou canadiennes, comme le CCA (Centre canadien d’architecture), fondation privée et musée, constituent la clientèle la plus importante. “Quand j’ai quelques planches, je les vends principalement à des musées américains qui sont friands de dessins français”, commente le marchand zurichois Arturo Cuellar. Les architectes sont-ils eux-mêmes collectionneurs ? “Les cabinets d’architecture achètent, mais ils choisissent des dessins figuratifs d’architectes, comme des gouaches de Le Corbusier, plutôt que des plans, des coupes et élévations, indique la galerie Aittouarès. Cela paraît logique car quand vous travaillez dans un certain domaine, vous ne voulez pas forcément retrouver vos préoccupations professionnelles sur vos murs”. Jacques Fischer affirme, lui, “avoir décoré des bureaux d’architectes de dessins d’architecture”, mais que “les collectionneurs habituels sont des gens qui font de la recherche, des professeurs, des spécialistes internationaux”, tandis que les collectionneurs de Bruno de Bayser “ont eu un jour le rêve de devenir architecte”.

Le marché n’a pas toujours été aussi calme. Dans les années quatre-vingt, toute une série d’expositions – “Pompéi”, “Paris-Rome-Athènes”, “Roma Antiqua”, “Soufflot et l’architecture des Lumières”, “Les villes d’eau en France”, “Les architectes de la liberté” – ont été organisées par l’École nationale supérieure des beaux-arts, ainsi qu’aux États-Unis. Jacques Fischer se souvient de “cette mode pour les dessins d’architecture dans la décoration. Il y avait pratiquement des demandes tous les jours, et les gens achetaient tout ce qui pouvait représenter de l’architecture. On vendait même des travaux d’élèves de première année de l’École des beaux-arts. Depuis quelques années, c’est retombé mais il m’arrive d’en vendre encore à des décorateurs”. “À cette époque, les dessins atteignaient des prix délirants parce qu’ils étaient jolis, mais ils n’apportaient rien à l’architecture”, remarque pour sa part Bertrand Gautier. Aujourd’hui encore, le caprice architectural, plus coloré et plus décoratif, se vend mieux que le dessin d’architecture pur. “Les caprices sont intéressants pour des gens qui recherchent des sujets décoratifs. Et avec la couleur, le public s’élargit”, explique Marie-Christine Carlioz, de la galerie de la Scala. “Quand je vends des délires architecturaux, je m’intéresse plus au dessin et à l’artiste qu’à l’histoire de l’architecture, lance le marchand Jean-François Baroni. On ne peut pas toujours avoir une démarche intellectuelle. Le dessin peut faire rêver, l’aquarelle en particulier, et je comprends les gens qui achètent pour rêver”. Les dessins de reconstitution archéologique plaisent aussi à une certaine clientèle. Pour Gabriel Terrades, “la reconstitution historique, c’est Ben Hur avec parfois un peu de fantaisie”. “Le dessin d’architecture est un des rares domaines où l’on peut se constituer une collection universelle, du XVIe au XXe siècle, conclut Bertrand Gautier. On peut commencer un ensemble avec un budget limité, entre 20 000 et 200 000 francs. Pour 200 000 francs, on peut trouver un dessin important. Au-delà, le marché est sous-évalué, donc très intéressant : on peut faire une acquisition très importante (un dessin XVIIIe ou XIXe siècle) qui vaudra un jour plus que la somme investie. Les pièces à un million de francs ne concernent plus que des feuilles anciennes, des chefs-d’œuvre du XVIe ou du XVIIe siècle”. Pour ceux qui privilégient le côté décoratif, les jolis caprices architecturaux se situent dans une gamme de prix allant de 50 000 à 150 000 francs. Entre intérêt historique et plaisir décoratif, il existe donc plusieurs façons de collectionner.

L’essence de l’architecture au Louvre

Parce que “l’histoire de l’art ne doit pas être la seule discipline pour présenter les dessins du cabinet du Louvre�?, Louis Frank, conservateur au département des Arts graphiques du musée et commissaire de l’exposition “L’essence de l’architecture, déduction métaphysique�?, a pris le parti de mener une réflexion philosophique sur la nature de l’architecture à partir des travaux d’Aristote. Il tente de répondre à l’interrogation : “qu’est-ce que l’architecture ?�?, à travers une cinquantaine de dessins. Si l’angle d’approche est très élitiste, les œuvres ont été choisies afin d’illustrer de manière frappante chaque propriété de l’architecture : sa substantialité, sa matérialité, son devenir, sa force, son identité, et l’identité de son identité et de sa différence. Ces propriétés ont été déduites de celles de l’espace sensible qui, comme l’explique le conservateur, “coïncident avec une histoire de l’architecture�?. Le visiteur ne voulant pas entrer dans la réflexion métaphysique reste libre d’apprécier un ensemble de vues de Rome par Granet, des projets de Brongniart provenant du fonds acquis par le Louvre en 1996, des dessins de retables de Cigoli, Pisanello, Fréminet, Vasari, et des dessins préparatoires d’artistes italiens et français des XVIe et XVIIe siècles. - L’ESSENCE DE L’ARCHITECTURE, DÉDUCTION MÉTAPHYSIQUE, 16 avril-12 juillet, Musée du Louvre, aile Sully, 1er étage. Catalogue d’exposition, 160 p., 40 ill. n&b et 20 ill. couleur.

SALON DU DESSIN

8 avril-12 avril, Salons Hoche, 9 avenue Hoche, 75008 Paris, 12h-20h30, nocturne les 8 et 12 jusqu’à 23h.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°80 du 2 avril 1999, avec le titre suivant : Le dessin d’architecture, entre fonction et décoration

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