Chronique

L’art comme on le parle

Par Alain Cueff · Le Journal des Arts

Le 2 avril 1999 - 675 mots

“Jamais auparavant l’art n’a été compris peut-être avec autant de profondeur et d’âme que de nos jours où il semble que la magie de la mort le baigne de son halo�?, écrivait Friedrich Nietzsche en 1878.

Ce crépuscule paradoxal de l’art était, aux yeux du philosophe allemand, indissociable de la fin d’un accès direct à son histoire, désormais transformée en objet scientifique. Moins scrupuleuses et moins libres que l’auteur de Humain, trop humain, les avant-gardes allaient prétendre, quelques dizaines d’années plus tard, trancher dans le vif en faisant table rase du passé et en réalisant, dans les cabarets et dans les musées, le hiatus décrypté par Nietzsche. Provocant, et par là-même condamné à devenir inoffensif, le nihilisme que Dada mit inlassablement en scène était avant tout la façade d’un idéalisme que les circonstances réclamaient et réprimaient dans un même mouvement. “Ce qui nous caractérise, écrivait ainsi Hugo Ball dans ses Fragments Dada en 1916, c’est l’image, nous saisissons par l’image. Quoi qu’il en soit – c’est la nuit – et entre nos mains nous ne tenons qu’une copie”. Perdant au cours de l’entre-deux-guerres sa dimension tragi-comique, cette copie allait recevoir tout au long du siècle l’épithète plus flatteuse, et certainement plus fonctionnelle, de progrès.

Avec plus ou moins de réussite, les théories esthétiques, les manifestes, les écoles se sont appliqués à promouvoir, via une idée toujours plus abstraite du progrès, une réconciliation entre l’artiste et une histoire qui, tout en gagnant en précision et en détail, restait décidément insaisissable. Incapables de réinventer une mythologie artistique qui puisse pallier les défauts et les impasses du modernisme, les Européens se sont à l’improviste laissés supplanter par les artistes du Nouveau Monde. Sans autre forme de procès, Jackson Pollock pouvait alors couper court à toutes les naïvetés comme à toutes les nostalgies en rétorquant à Hans Hoffman, qui l’invitait à peindre sur le motif : “Je suis la nature”. Revendication périlleuse qui ne pouvait manquer de réveiller le conflit entre l’homme et son œuvre pour fonder finalement un destin qu’exalte aujourd’hui encore sa rétrospective à Londres. Plus analytique, Barnett Newman désignait un même court-circuit, en affirmant que le premier homme était un artiste et en récusant la sentimentalité dont la paléontologie et l’histoire s’étaient rendues coupables.

Sentimental quant à lui, et hostile au modernisme et à ses valeurs jugées apocryphes, Joseph Beuys s’essaya encore à une étonnante entreprise réparatrice que son ambition démesurée condamnait à l’échec. Tout à la fois mystique, nostalgique, utopiste, le sculpteur allemand entendait renouer les fils distendus du social, de l’esthétique, du politique, mais aussi bien ceux de l’histoire et de la mythologie. Tentative christique dont certains sont convenus de rire sans en mesurer l’incidence sur la création contemporaine. Même s’ils sont plus grandiloquents qu’illuminés, les écrits de Beuys témoignent d’une passion qui ne pouvait se résoudre au pragmatisme qu’exigeaient les années soixante et qui a, depuis, cédé la place à différentes variétés de cynisme, de la plus grinçante à la plus modeste.

Difficile de savoir à laquelle se rattache précisément Bertrand Lavier, qui emploie surtout les ressources d’une ironie nonchalante. Dans l’entretien publié en épilogue de la monographie que lui consacre Catherine Francblin (éditions Flammarion), l’auteur de Brandt sur Fichet Bauche est amené à s’expliquer sur ses rapports à l’histoire de l’art. Pas question, se défend-il, de produire un art de commentaire sur l’art, ni de faire abstraction du moment et du lieu auxquels on participe, autrement dit : pas question de refaire du passé table rase. Mais puisqu’un artiste dépourvu de dettes est évidemment suspect, il ajoute : “Je reconnais toutefois que l’art est un de mes grands serveurs. Je lui dois beaucoup. Mais c’est un serveur comme les autres”. La compréhension totale de l’histoire dont l’artiste se prévaut aujourd’hui le condamne, comme l’admet Lavier lui-même, à embrasser une chose et son contraire. À osciller entre la poétique et la théorie, entre le sérieux contemporain et le ridicule de l’avant-garde, entre la réussite et la consternation. Ou plus exactement : entre leurs apparences comme si, surtout, comptait le mouvement hypnotique du pendule.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°80 du 2 avril 1999, avec le titre suivant : L’art comme on le parle

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