La raison et l’ornement

L’architecture Art nouveau à Nancy

Le Journal des Arts

Le 16 avril 1999 - 1154 mots

Nul ne songerait à comparer les architectes nancéiens Émile André (1871-1933) et Lucien Weissenburger (1860-1929), pour ne citer qu’eux, aux géants de l’Art nouveau que furent Victor Horta, Henry Van de Velde et Hector Guimard. Nancy a pourtant connu un développement architectural exceptionnel, dont la villa Majorelle reste certainement la réalisation la plus singulière. Transformant le paysage urbain, la végétation Modern style prolifère dans les usines, les magasins, les hôtels particuliers, les immeubles de rapport ou les villas, leur imprimant ses courbes dynamiques et élégantes.

Point de départ du style nouveau en même temps qu’apogée inégalable, la villa que Louis Majorelle se fait construire à proximité de sa nouvelle usine s’apparente à un véritable manifeste. La première audace du commanditaire a sans doute été de faire appel à un jeune architecte sans expérience venu de Paris, Henri Sauvage. Prudemment, celui-ci s’adjoint les services de Weissenburger pour bâtir cette villa commencée en 1899 et achevée en 1902. Variété des matériaux, des ornements, des volumes et des percements, elle avait tout pour dérouter. Pourtant, les façades rendent fidèlement compte de la disposition intérieure, et plus particulièrement de la cage d’escalier. Ce parti rationaliste, hérité de Viollet-le-Duc, s’exprime également dans la distribution mais n’exclut pas les audaces : au cœur de la salle à manger, délimitant ainsi le fumoir, se dresse une incroyable cheminée en grès flammé conçue par le céramiste Alexandre Bigot et dont les courbes font écho à celles des boiseries. Le commanditaire de cette villa était artiste et décorateur, aussi aurait-il été surprenant qu’il délègue à l’architecte l’aménagement intérieur et l’ameublement. Véritable champ d’expérimentation, la construction de la villa permet à Louis Majorelle de faire ses premiers pas dans la ferronnerie architecturale, et de mettre en œuvre une collaboration étroite avec des artistes comme le créateur de vitraux Jacques Gruber, le peintre Francis Jourdain ou Alexandre Bigot. Quant aux meubles et aux boiseries, ils sont naturellement fournis par la maison Majorelle. On retrouvera les mêmes sur la plupart des chantiers importants : la maison Bergeret de Weissenburger, avec les fers forgés de Majorelle et les vitraux de Gruber et Janin ; la brasserie Excelsior, où les fougères stuquées de Majorelle voisinent avec une fresque de Victor Prouvé et toujours Gruber...

L’arrivée du béton armé
D’une manière générale, l’architecture à Nancy fait preuve d’une relative prudence dans la course à la modernité ; l’emploi des matériaux nouveaux y reste timide. À la villa Majorelle, Sauvage est l’un des premiers à utiliser le béton armé, mais celui-ci reste soigneusement dissimulé, et les matériaux traditionnels – toutes sortes de pierre mais aussi la céramique – donnent sa couleur à l’édifice. André a pour sa part fait bon usage du béton pour la toiture-terrasse de l’immeuble France-Lanord (1903-1904). De même, l’architecture métallique, symbole de la modernité, n’a guère inspiré, à la différence du parti qu’ont su en tirer les Bruxellois, comme Horta pour la Maison du Peuple. Toutefois, en 1900, les architectes Gutton réalisent la première bâtisse à structure métallique de Nancy : la graineterie Génin-Louis. Les inévitables Bigot et Gruber sont de la partie, et force est de constater que les décors floraux s’accordent bien à la destination du magasin. Employant le métal pour la guinguette dite La Cure d’Air Trianon, à Malzéville, Georges Biet libère les façades et peut les garnir de vitraux publicitaires !

Malgré ce timide recours aux matériaux nouveaux, Nancy n’est pas restée insensible aux influences venues de Paris et Bruxelles. Ainsi, la devanture des magasins Vaxelaire (1900-1901), conçue ainsi que le décor intérieur par Émile André, rappelle le travail de Paul Hankar, considéré comme le précurseur de l’Art nouveau en Belgique. Quant à l’immeuble Lombard (1902-1904), par André également, sa coursière du troisième étage évoque le modèle proposé par Jules Lavirotte, avenue Rapp à Paris. Mais réduire l’architecture nancéienne à un simple démarquage provincial occulterait certaines de ses caractéristiques propres, plus évidentes dans l’inspiration décorative que la disposition intérieure : qui a visité l’extraordinaire maison Horta à Bruxelles ne trouvera pas d’équivalent ici . En revanche, à l’instar de Gallé et Majorelle, les architectes usent de l’ornement comme d’un élément structurel et donnent à leurs ouvrages le mouvement même de la nature.
Le développement urbain, consécutif à l’augmentation constante de la population et à une croissance économique sans précédent, explique la multiplication des constructions dans le style moderne, et plus particulièrement dans les nouveaux quartiers, comme le lotissement du parc du Saurupt, interprétation locale de la cité-jardin. S’y élèvent quelques-unes des villas les plus remarquables de Nancy, grâce aux bons soins de Weissenburger et André, dont l’activité ne néglige aucun type de bâtiments, de l’immeuble de rapport au magasin, de l’usine à l’hôtel particulier.

Les élèves de Laloux
À l’École des beaux-arts de Paris, Émile André avait fait ses classes dans l’atelier de Victor Laloux, l’architecte de la gare d’Orsay, mais il ne s’était pas attardé dans les impasses d’un éclectisme exsangue. Il a au contraire développé un vocabulaire ornemental original, puisé à la meilleure des sources : la nature. La maison Huot (1903) en constitue une bonne synthèse, avec ses soupiraux en forme de papillons, ses fenêtres en fer à cheval et ses lucarnes-pignons couronnées de gables. Ce dernier trait trahit l’influence indéniable d’un autre naturalisme, celui de l’art gothique. La région est riche en églises de style flamboyant, et nul doute qu’ogives, gables et profusion ornementale ont inspiré les architectes du début du siècle. Le gothique tient ainsi une place de premier rang dans l’œuvre de Lucien Weissenburger, lui aussi élève de Laloux, plus éclectique avec ses références aussi bien à l’Art nouveau qu’au régionalisme. L’imprimeur Bergeret lui donne l’occasion de démontrer la variété de ses talents en dessinant successivement son usine et sa demeure (1903-1905), franchement gothicisante. On lui attribue par ailleurs le pavillon-aquarium situé dans le jardin de la propriété Corbin, aujourd’hui Musée de l’École de Nancy ; cette relecture Art nouveau des “fabriques” du XVIIIe siècle, autre source féconde d’inspiration, a été restaurée pour les manifestations du centenaire.

A voir

- L’ÉCOLE DE NANCY 1889-1909, Galeries Poiriel, rue Poiriel, 54000 Nancy. Catalogue, sous la direction de François Loyer, RMN, 352 p., 450 ill. dont 350 coul., 350 F.
- L’ÉCOLE DE NANCY, FLEURS ET ORNEMENT, Musée de l’École de Nancy, 36 rue du Sergent Blandan, 54000 Nancy. Catalogue, RMN, 120 p., 120 ill. dont 80 coul., 180 F.
- L’ÉCOLE DE NANCY, PEINTURE ET ART NOUVEAU, Musée des beaux-arts, place Stanislas, 54000 Nancy. Catalogue, RMN, 176 p., 140 ill. dont 100 coul., 250 F. Toutes les expositions ont lieu du 24 avril au 26 juillet, et sont ouvertes tous les jours sauf le mardi de 10h à 19h. - DE L’ESQUISSE AU CHANTIER, l’architecture et l’Art nouveau à Nancy, en Meurthe-et-Moselle et en Lorraine, 24 avril-26 septembre, Hôtel du département, 48 rue du Sergent Blandan, 54000 Nancy, tél. 03 83 94 54 54, du lundi au vendredi 9h-18h, ouvert les samedis et dimanches du 24 avril au 26 juillet.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°81 du 16 avril 1999, avec le titre suivant : La raison et l’ornement

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