Parti pris

Giles Waterfield : « Le Louvre est devenu un monstre »

Le Journal des Arts

Le 14 mai 1999 - 662 mots

Le Louvre vient de fêter les dix ans de sa pyramide (lire le JdA n° 80). Chaque mois, dans les colonnes de notre partenaire éditorial The Art Newspaper, Giles Waterfield, conseiller-expert pour les musées auprès du National Heritage Lotery Fund, livre son point de vue sur un musée. Nous publions des extraits de son analyse du Grand Louvre.

La célébrité internationale de la pyramide de I.M. Pei égale presque celle de La Joconde. Pour nombre de visiteurs, elles sont les deux attractions du Louvre à ne pas manquer. En grande partie grâce à elle, la fréquentation a nettement augmenté : le musée reçoit à présent cinq millions de visiteurs payants chaque année (sans compter les entrées gratuites non comptabilisées). Sur bien des plans, comme la rentabilité financière et l’accès au musée, la pyramide est un véritable succès.

[...] Cela dit, il faut reconnaître que le Louvre est devenu un monstre. Dans aucune autre institution n’est autant ressenti le phénomène de fatigue muséale. Le Metropolitan à New York n’est guère plus petit, mais l’édifice donne au visiteur une liberté de choix : il lui est possible de visiter une multitude de cultures contextualisées dans des espaces bien distincts. Au Louvre, chaque nouvelle civilisation saute aux yeux du public, sans quasiment aucun mot d’introduction. Cette fâcheuse  situation résulte non seulement d’un manque de confiance envers les technologies de l’information, mais également de la passion toute française pour l’enfilade. La Grande galerie, le plus long couloir du monde, accentue l’image d’un bâtiment où – véritable marathon culturel et physique – le visiteur traverse des kilomètres d’espaces d’exposition, encouragé dans sa marche forcée par des pancartes à l’humour cruel qui indiquent le “sens de la visite”. J’ai récemment mené une petite enquête dans une galerie d’antiquités égyptiennes : sur cent visiteurs qui l’ont traversée, deux se sont arrêtés pour examiner un objet, six ont regardé une vitrine tout en continuant de marcher, tandis que le reste avait le regard fixé sur la sortie. Le visiteur n’est pas en cause : le Louvre est tout bonnement accablant.

Il ne s’agit pas d’un manque de réflexion du musée dans sa façon d’exposer. Outre la qualité de nombreuses galeries, les cartels sont parfaits, même s’ils sont toujours en français (“Eh bien, c’est du grec ou quoi ?” s’est écrié un visiteur désorienté devant un “lécythe funéraire”), des espaces pour les mal-voyants sont aménagés, et des panneaux offrent des informations en plusieurs langues. On note toutefois une disparité entre les attentes du public et les excellentes collections d’étude présentées par les conservateurs : ces derniers semblent n’avoir pas effectué l’adaptation intellectuelle nécessaire afin d’offrir une expérience stimulante à un public de masse, ou n’avoir pas pris en compte les problèmes liés à la présentation d’une telle quantité d’objets. Prenons un exemple : dans la salle consacrée aux petites peintures européennes du XIXe siècle, la densité de l’accrochage rend très difficile la lecture des œuvres, au point que, reléguées dans un couloir, les peintures scandinaves nouvellement acquises sont presque hors de vue. Il est de plus regrettable que, dans un musée contenant une telle variété d’œuvres, des distinctions muséales artificielles entre le médium et les écoles soient faites aveuglément. Ainsi, l’École française est fièrement exposée à part, sans qu’aucune sculpture ne voisine avec des peintures qui lui sont contemporaines. Un musée doit-il être aussi sévère et monumental qu’un manuel scolaire ?

Ici, il n’y a pas de place pour les suggestions – pour commencer, il faudrait adopter une attitude plus accueillante envers le visiteur, au lieu de le faire attendre une heure, sans abri, avant d’entrer dans la pyramide, et une demi-heure de plus avant d’acheter son billet. Mais le fait est que la largesse de l’État français a engendré, à partir de collections qui pourraient approvisionner dix, voire vingt magnifiques musées, un unique musée-monstre. C’est là une mise en garde terrible contre les conséquences de la centralisation culturelle et de la croissance incontrôlée. Berlin, New York, Londres, prenez garde !

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°83 du 14 mai 1999, avec le titre suivant : Giles Waterfield : « Le Louvre est devenu un monstre »

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