MNR : le piège de l’Histoire

Le juge doit suppléer à l’absence de décision politique

Par Jean-Marie Schmitt · Le Journal des Arts

Le 14 mai 1999 - 880 mots

Saisi de l’appel de l’ordonnance de référé qui avait rejeté en juillet 1998 la demande de restitution de cinq tableaux classés MNR, dont un Tiepolo acheté par Goering après une vente judiciaire en 1941, le Premier président de la Cour d’appel de Paris a entendu les parties le 14 avril. Quelle que soit l’issue de cette affaire, elle met dans l’embarras l’administration, obligée de prendre parti dans une affaire qui relève d’abord d’une décision politique.

PARIS - Dans ce litige, chacun est dans son rôle. Les ayants droit qui tentent en vain depuis la guerre de récupérer des œuvres qui figuraient dans la collection de leur père et grand-père, en soulignant que, compte tenu des circonstances de la guerre, la vente judiciaire devait être tenue comme une conséquence de l’origine juive du propriétaire ; les divers services de l’administration qui s’y opposent, au motif que la vente aurait été effectuée dans le cadre d’une procédure normale, à l’initiative d’un créancier et sur la base de prix considérés comme normaux. Les circonstances de l’affaire, dont on peut dire qu’elles justifient les positions des uns et des autres, vont peut-être obliger le président de la Cour d’appel à juger non une cause mais une histoire.

En effet, comme cela est apparu lorsque le débat sur les MNR (Musées nationaux récupération) s’est amplifié, la situation juridique reste marquée d’ambiguïté, les politiques n’ayant jamais complètement tranché les questions posées par la période de la guerre. Ainsi le décret du 30 septembre 1949, organisant la procédure de restitution pour les œuvres restant en mains publiques et créant la catégorie des MNR, mentionnait (art. 5 et 6) pour ces derniers “un inventaire provisoire qui sera mis à la disposition des collectionneurs pillés jusqu’à l’expiration du délai légal de revendication”. Mais personne n’aurait pris la responsabilité de déclarer prescrites les conséquences de la Shoah et des exactions de la collaboration. Aussi les Musées de France ont-ils été conduits, en 1996, à préciser qu’ils étaient dépositaires perpétuels des MNR pour le compte d’éventuels ayants droit.
L’administration, sans directive politique claire, a géré les problèmes au coup par coup, enfermée dans le juridisme. Dans l’affaire du Tiepolo, elle doit défendre une position conforme aux textes mais qui lui donne le mauvais rôle – au point que le ministère public conclut contre elle – et, en cas de succès, pourrait ne conduire qu’à une impasse.

L’action des ayants droit repose sur l’ordonnance du 21 avril 1945 “sur la nullité des mesures de spoliation accomplie par l’ennemi ou sous son contrôle et édictant la restitution aux victimes de ces actions de ceux de leurs biens qui ont fait l’objet d’actes de disposition”. Ce texte dérivait de la Déclaration de Londres du 5 janvier 1943, par laquelle les Alliés contestaient les expropriations, spoliations et pillages pratiqués dans les pays occupés, y compris les “transactions d’apparence légale, même lorsqu’elles se présentent comme ayant été effectuées avec le consentement des victimes”. L’ordonnance de 1945 distingue les spoliations et ventes forcées (titre I) des actes accomplis avec le consentement de l’intéressé et relatifs à des biens n’ayant pas fait l’objet de mesures exorbitantes du droit commun (titre II). Selon les héritiers, la vente aux enchères est une conséquence de leur indisponibilité puisqu’ils avaient dû quitter la zone occupée, donc les dispositions du titre I frapperaient la vente aux enchères de nullité. Argumentation indiscutable qui a conduit l’administration à lui opposer les dispositions du titre II, qui précise que les contrats et actes juridiques postérieurs au 16 juin 1940 “seront présumés avoir été effectués sous l’empire de la violence”, mais que “si l’acquéreur ou détenteur rapporte la preuve que son acquisition a été faite au juste prix, la preuve de la violence incombera au propriétaire dépossédé”. À l’appui de sa thèse, l’administration a donc soutenu que les ventes s’étaient faites au juste prix et a mis en avant des pièces d’archives, en particulier une lettre de remerciement – en fait une carte postale – d’un des héritiers à l’administrateur provisoire, interprétée comme un quitus et/ou une approbation de la vente. L’argumentation se tient, mais le contexte la rend odieuse. Et pourtant la Direction des Musées de France est dans son rôle en soumettant à un examen critique les revendications.

En l’espèce, le juge devra aussi se faire historien : le contentieux trouve sa source dans les restitutions par les Alliés des œuvres présumées spoliées, à charge pour les États de les restituer aux propriétaires. Une rétention de l’œuvre signifierait que la présence d’un doute, voire d’un avantage supposé pour la victime, devrait se traduire par son transfert définitif à l’État. L’esprit même des restitutions et de la Déclaration de 1943 s’en trouverait sans doute dévoyé. Et, si l’on pousse le raisonnement à l’extrême, en validant les conditions de la vente aux enchères, on consoliderait rétroactivement l’acquisition du Tiepolo par Goering (qui l’a acheté peu après la vacation) et, pourquoi pas, le droit pour sa fille d’en revendiquer la propriété – il ne semble pas que le tribunal de Nuremberg ait prononcé de peines de confiscation des biens des condamnés –, sauf à la France de déclarer qu’il ne s’agissait plus de récupération mais de prise de guerre... prohibée par les conventions sur le droit de la guerre, et en particulier celle de La Haye en 1907.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°83 du 14 mai 1999, avec le titre suivant : MNR : le piège de l’Histoire

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