Chronique

L’art comme on le parle

Par Alain Cueff · Le Journal des Arts

Le 28 mai 1999 - 671 mots

De quoi parle-t-on quand on parle d’art ? Tandis qu’il s’agit maintenant de mettre un terme à une chronique dont les objectifs devaient rester hors de portée, il est encore temps de poser cette question aussi cruciale qu’insoluble.

De quoi parle-t-on : de formes et d’œuvres, bonnes et mauvaises, de processus et de phénomènes, prévisibles ou inédits, de contenus, singuliers ou répertoriés, de possibilités, vraisemblables ou chimériques ? D’un devoir ou d’un désir, d’une certitude ou d’un doute, d’une mort certaine ou d’une possible rédemption, du monde comme il va ou de son devenir ? De soi ou de l’autre, de l’absolu ou du pittoresque, de la mémoire ou du temps qu’il fait... ? On est loin de seulement parler d’art, même lorsque l’on s’est convaincu de ne parler que de lui. Les discours les plus formalistes, les systèmes d’inspiration philosophique les plus rigoureux n’échappent pas plus que les digressions poétiques aux greffes de l’inconscient ou aux injonctions idéologiques. Impossible d’oublier que l’art, aussi, parle très bien de ceux qui en disent quelque chose.

Pour parer à toute éventualité, les vocabulaires spécialisés ont précisément pour vocation d’accréditer le fait que c’est bien de tel sujet qu’il est exclusivement question. Et, si par hasard ou par inadvertance, d’autres considérations extérieures pointaient, ces vocabulaires ramènent vite les interlocuteurs dans le droit chemin de leurs préoccupations. Fixés par la norme, sophistiqués ou triviaux, ils constituent une barrière plus ou moins hermétique qui a également pour but d’exalter l’importance de la discipline. Parmi les termes d’un lexique défini, certains jouissent d’une forte fréquence et sont très vite repérés comme des mots-clefs sans lesquels aucune discussion ne serait possible. Ils peuvent donner au profane la sensation d’un ennui insurmontable : aux oreilles du spécialiste, leur nécessité absolue ne peut évidemment faire aucun doute. Des siècles durant, “beau” a occupé la première place, sous sa forme adjectivale puis, signe d’une promotion aussi prometteuse que périlleuse, sous une forme substantivée. Bafoué et finalement déclassé, le beau n’a pas connu de successeur qui puisse prétendre à une suprématie comparable. Jusqu’à ce que, de guerre lasse, le terme “intéressant” soit plébiscité au cours des années soixante-dix.

Avec quels mots parlera-t-on d’art au XXIe siècle ? La prédiction a toujours des accents vains et ridicules : Burkhard Riemschneider et Uta Grosenick, éditeurs de L’art au tournant de l’an 2000, publié par les éditions Taschen, préfèrent avec raison parler de préfiguration. Choisis selon des critères qui restent mystérieux, cent trente-sept artistes occidentaux y sont présentés. On trouve en fin de volume un glossaire de quelque soixante-dix mots (soit un demi-mot par artiste), nouveaux ou indispensables, qui dessine un horizon rudimentaire et fonctionnel. Y figurent au même titre concepts et termes techniques : “aura”, “déconstruction”, “post-structuralisme” et “structuralisme” côtoient, aux hasards de l’ordre alphabétique, “art digital”, “cibachrome”, “montage” et “photoshop”. Par la sécheresse positive de leurs définitions, les seconds préservent évidemment des abîmes que “entropie” ou “post-human” peuvent susciter. Mais un glossaire ne cherche pas à révéler toute l’épaisseur de la langue : la seule présence d’un mot, accompagné d’une définition succincte, parfois en forme de lapalissade, suffit à établir son pouvoir de séduction.

Et comme on le sait, la séduction est irrationnelle et ses motifs, avec lesquels on renoue sans discussion, parfois antagoniques : il faudra se résoudre à évoquer dans une même phrase des couples aussi étranges que “art contextuel” et “autonomie”, “manga” et “memento mori”, ou encore “simulacre” et “travail social”. Hélas, ce glossaire ne permettra pas de mieux savoir de quoi l’on parle : au contraire, il prédispose la funeste faculté à se laisser abuser par les mots. Si ses définitions sont crapuleusement indigentes (“transcendance : en philosophie et en religion, terme employé pour désigner l’au-delà de la perception humaine ordinaire”), c’est que compte avant tout la promotion d’un relativisme qui, sans sujet ni style (sans quoi ni comment), accordera toujours le privilège à la communication plutôt qu’au dialogue, au consensus plutôt qu’à la vérité. Triomphe de l’oralité – l’art contemporain se parle : il est rare qu’il s’écrive.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°84 du 28 mai 1999, avec le titre suivant : L’art comme on le parle

Tous les articles dans Actualités

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque