Une Biennale de Venise qui parie sur l’avenir

Présence massive des jeunes artistes, toutes cultures confondues dans la manifestation dirigée par Harald Szeemann

Par Philippe Régnier · Le Journal des Arts

Le 2 juillet 1999 - 1114 mots

Titrant sa Biennale « dAPERTutto », c’est-
à-dire « APERTO par TOUT », Harald Szeemann a fait souffler un vent de renouveau sur la vieille dame. Son exposition annexe les nouveaux territoires de l’ancien Arsenal pour donner une unité géographique à l’ensemble, les Giardini et ses pavillons nationaux n’étant qu’à quelques centaines de mètres. Loin de la manifestation imaginée par Jean Clair en 1995, qui commémorait le centenaire de la Biennale, cette édition, la dernière du siècle et donc du millénaire, refuse les replis frileux et regarde vers l’avenir.

VENISE  - Harald Szeemann nous avait promis une biennale rajeunie ; le résultat dépasse largement les espérances. Le commissaire d’exposition suisse semble bel et bien avoir dynamité la manifestation, et ce, à plus d’un titre. Le ras de marée “jeune” a même déferlé sur les pavillons nationaux, à l’exemple de Rosemarie Trockel représentant l’Allemagne ou de Gary Hume (remplaçant Damien Hirst qui a décliné l’offre) la Grande-Bretagne. Mais au-delà d’un “jeunisme” qui ne peut en aucun cas faire office de critère de qualité, les différents bâtiments des Giardini, jadis symboles identitaires, s’ouvrent de plus en plus aux œuvres, privilégiant avant tout la pertinence des démarches sur une sélection qui s’attacherait uniquement au pedigree des artistes. La palme revient au pavillon italien que Szeemann a annexé et qui ne dispose plus d’espaces spécifiques pour les artistes de la péninsule. Cette audace a d’ailleurs fait grincer plus d’une dent chez quelques tifosi. Le jury de la Biennale a cependant rattrapé le coup en décernant au fantomatique pavillon italien (!) “le prix de la meilleure participation nationale”, en énumérant le nom de cinq femmes – Monica Bonvicini, Bruna Esposito, Luisa Lambri, Paola Pivi et Grazia Toderi –, une distinction pour le moins politiquement correcte. La France, terre d’accueil et de mixité, a, dans un sens, montré l’exemple en confiant son pavillon à Jean-Pierre Bertrand et à Huang Yong Ping, Chinois vivant à Paris. Nouant un dialogue entre eux, s’ouvrant sur l’extérieur tout en questionnant l’intérieur, ces artistes proposent deux interventions qui n’en font plus qu’une et qui restent toujours dans une juste mesure. Ann Hamilton est également parvenue a dégager une certaine poésie du pavillon des États-Unis, en faisant courir sur ses murs un texte en braille souligné par une pluie de pigments rouges, message doublement abstrait pour un monde aveugle. Le pavillon belge nous plonge dans une atmosphère singulière, brumeuse même, comme l’est la Sérénissime au petit matin. Ici, Ann Veronica Janssens et Michel François proposent un parcours étonnant de finesse pour ce qui est certainement l’une des meilleures contributions à la Biennale. Autre artiste attendue, Eija-Liisa Ahtila présente dans le pavillon nordique sa nouvelle vidéo, Consolation Service, diffusée sur deux écrans, mais qui conserve une trame narrative que ne renieraient pas certains courts métrages. Plus décevante est l’intervention de Roman Signer, représentant la Suisse, avec des expériences toujours un peu excentriques dans des installations qui ne brillent pas par leur originalité plastique. Ainsi, les différentes boules de métal tombées du plafond sur des blocs d’argile se résument finalement à un bien sage alignement d’objets. La même débauche de moyens se retrouve en face, dans le pavillon du Danemark, qui a pour commissaires Marianne Torp Øckenholt et Jérôme Sans. Le Danois Peter Bonde et l’Américain Jason Rhoades proposent une installation qui annexe tout l’espace du bâtiment, écho d’un éloge au sport automobile.

Deux mains jointes
Jason Rhoades, déjà invité par Harald Szeemann à la dernière Biennale de Lyon, dispose d’une place de choix dans les nouveaux espaces de l’Arsenal. Des pièces automobiles, en l’occurrence des éléments de carrosserie en polyester d’une Ferrari 308 GTB, sont également intégrés à la grande installation qu’il a conçue avec Paul McCarthy. Tout comme Thomas Hirschhorn, à côté, ces artistes bénéficient d’une mise en exergue particulière, un coup de projecteur rendu possible par les surfaces dont dispose cette année l’exposition internationale. Ainsi, même dans la Corderie, les œuvres respirent davantage, et les artistes peuvent la plupart du temps présenter un ensemble représentatif de pièces. Chose impensable naguère, Doug Aitken a pu concevoir quatre salles de projection vidéo, pour son polyptyque, l’une des meilleures pièces de la Biennale. Pipilotti Rist a, quant à elle, installé une machine qui fabrique des bulles de fumée, tandis qu’à côté de la bétonneuse baroque en bois sculpté de Wim Delvoye, Maurizio Cattelan a demandé à un fakir enfoui sous un tas de sable de laisser dépasser uniquement ses deux mains jointes.

Reprenant au pied de la lettre le titre de l’exposition, Szeemann a largement ouvert la manifestation aux artistes issus d’autres cultures : le Cubain Kcho, le Béninois Georges Adéagbo, l’Amérindien Jimmie Durham..., mais surtout aux Chinois. Face à des installations et à des images figées ou animées qui prédominent chez les Occidentaux, les Asiatiques invités – Yue Minjun, Yang Shoabin, Ma Liuming, Wang Xingwei, Xie Nanxing – préfèrent s’adonner à des pratiques picturales figuratives qui sont loin d’être toujours convaincantes. Plus intéressantes peuvent apparaître les sculptures de Wang Du, Chinois installé à Paris, qui puise son iconographie dans les médias européens. On reconnaît par exemple ici un Jacques Chirac, là une Monica Lewinsky. Sans tomber dans un nationalisme hors de propos, mais par simple intérêt statistique, on pourra tout de même s’interroger sur la faiblesse quantitative de la présence française dans l’exposition organisée par Harald Szeemann. Dominique Gonzalez-Foester, Pierre Huyghe et Philippe Parreno ont réitéré avec peu de réussite leur proposition de l’Arc, et il faut ensuite compter sur des artistes qui travaillent ou ont travaillé à Paris, à l’image de Ghada Amer. Un paradoxe lorsqu’on sait que cette dernière, avant de s’installer à New York, avait demandé par deux fois, en vain, la nationalité française.

Une génération d’artistes trentenaires
Loin de ces débats, Harald Szeemann propose, pour cette 48e Biennale, une véritable exposition internationale, pour ne pas dire mondiale. Alors que l’économie ne se conçoit plus aujourd’hui qu’à l’échelle planétaire, le commissaire d’exposition tire au niveau artistique les enseignements de la circulation des biens et des idées. Cette attitude est d’autant plus remarquable qu’elle se développe à l’intérieur d’une manifestation marquée dans son histoire par des oppositions nationales, voire nationalistes. Plutôt que de faire du passé table rase, Szeemann parie sur l’avenir, sur une génération d’artistes trentenaires qui étaient encore dans leurs langes quand déjà, en 1969, il lançait une poignée de jeunes talents prometteurs.

Le Palmarès

Lion d’or : Louise Bourgeois et Bruce Nauman Prix internationaux : Doug Aitken, Cai Guo-Qiang et Shirin Neshat Mentions honorables : Georges Adéagbo, Eija-Liisa Ahtila, Katarzyna Kozyra et Lee Bul Prix de la meilleure participation nationale : pavillon italien (Monica Bonvicini, Bruna Esposito, Luisa Lambri, Paola Pivi et Grazia Toderi) Prix de l’Unesco pour la promotion des arts : Ghada Amer

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°86 du 2 juillet 1999, avec le titre suivant : Une Biennale de Venise qui parie sur l’avenir

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