Sesostris III, original poli ou copie grossière ?

Huit mois après sa vente, l’authenticité de la statue du pharaon divise toujours les spécialistes

Par Armelle Malvoisin · Le Journal des Arts

Le 2 juillet 1999 - 1525 mots

Huit mois après sa vente à Drouot, Sesostris III, une statue égyptienne du Moyen Empire, divise toujours les experts. Tandis qu’une analyse de la pierre prouvant la provenance égyptienne du granit joue en faveur de son authenticité, un égyptologue allemand affirme qu’elle est une copie dont le modèle original se trouverait au Musée de Brooklyn, à New York.

PARIS - Adjugé 4,6 millions de francs sans les frais, un record français pour une pièce archéologique, Sesostris III a été pendant quelque temps considéré comme un chef-d’œuvre, jusqu’à l’intervention du professeur Wildung, conservateur de l’Aegyptisches Museum and Papyrussammlung. À la suite des révélations de cet égyptologue spécialiste du Moyen Empire (Libération, 16 octobre 1998), l’acquéreur français de la statue a immédiatement suspendu son paiement auprès du commissaire-priseur, Me Olivier Coutau-Bégarie. À ce jour, pourtant, aucune action en nullité de la vente n’a été intentée, mais le débat en cours aura des conséquences sur la réputation de la pièce. “Même si la rumeur qu’a fait naître Monsieur Wildung cesse, il en restera toujours quelque chose”, regrette Me Coutau-Bégarie.

Fausses inscriptions
L’origine de la statue est plutôt obscure. Il n’y en pas trace avant 1980, date à laquelle elle a été proposée par un Égyptien au professeur Settgast, prédécesseur du professeur Wildung au Musée Égyptien de Berlin. Des hiéroglyphes gravés sur le socle étaient alors visibles. Quand, en 1983, la statue est proposée pour la somme de 500 000 francs suisses à un musée helvétique, qui décline l’offre, elle ne porte plus ces inscriptions. C’est dans cet état qu’elle est mise en vente à Paris, en novembre dernier, comme pièce authentique issue d’une succession en Allemagne. Chakib Slitine, l’expert de la vente qui a présenté la statue à Dietrich Wildung pour avis, un mois avant la vacation, soutient : “M. Wildung m’a indiqué que la statue présentait il y a quelques années des inscriptions surajoutées de très mauvaise facture, incontestablement fausses. J’ai donc retransmis sur le catalogue ces informations : Cette sculpture comportait deux bandes de hiéroglyphes gravées à une date récente, sans doute dans le but naïf “d’enrichir” une statue qui n’en avait nul besoin. Situées sur le socle, de part et d’autre des pieds, elles ont été effacées par polissage (il en subsiste des traces). De facture très grossière, apposées par un épigraphe malhabile, ces inscriptions ont eu un résultat totalement contraire à l’effet recherché et ont pu modifier l’approche de l’œuvre. Pour ma part, ces hiéroglyphes tranchant totalement avec la maîtrise exceptionnelle de l’ensemble de la sculpture, ne sauraient remettre en cause l’authenticité de l’objet”. Selon l’expert, “M. Wildung ne m’a pas alors fait part d’anomalies stylistiques. Son argumentation ne reposait que sur la présence, à un moment donné, de ces hiéroglyphes : puisque les inscriptions étaient fausses, la statue l’était forcément. C’est un avis que je ne partage pas”.

Dietrich Wildung conteste cette version et prétend avoir fait part à Chakib Slitine de ses “remarques concernant les problèmes de structure, de proportions, de style et d’iconographie de la sculpture”. Il en parle à nouveau dans une lettre qu’il a adressée au commissaire-priseur peu de temps avant la vente, afin d’empêcher la mise sur le marché de la statue qui, pour lui, est fausse.

Absolument moderne
Aujourd’hui, l’égyptologue allemand poursuit sa thèse : “Cette statue est faite de contradictions, d’erreurs et de maladresses. Les proportions du siège avec le corps ne sont pas bonnes. Le siège est trop bas, et donc les jambes trop courtes. Cette disproportion n’est pas du tout caractéristique de la statuaire du Moyen Empire. Par ailleurs, la mauvaise qualité du cartouche de la ceinture et du collier gravés jure avec la qualité de la sculpture. De la même façon, le némès (la coiffe) est médiocrement sculpté : son relief très irrégulier est en contradiction avec le poli très soigné du corps. L’expression du visage ne correspond pas à celle du pharaon, pas plus que la forme triangulaire de sa figure qui rappelle davantage Amenemhat III que Sesostris III, et les yeux sont plus petits que ceux des autres représentations que l’on connaît de Sesostris III, notamment les deux statues du Louvre. Quant à l’asymétrie du dessin de la chevelure sortant du némès au niveau des tempes, c’est l’un des détails les plus pauvres de la statue”, et il conclut que “la pièce est absolument moderne”. Une spécialiste de la statuaire du Moyen Empire, qui souhaite garder l’anonymat, reconnaît que les observations de son confrère sont justes tout en admettant qu’“elles portent sur des détails trop minimes pour en tirer des conclusions”. Son avis, plus modéré, penche plutôt en faveur d’une pièce authentique : “C’est vrai qu’il y a une erreur dans les proportions, mais les articulations sont bonnes. En égyptologie, il n’est pas rare d’observer des petites erreurs, des écarts de style sur des statues. Cela ne prouve pas pour autant qu’elles sont fausses. En observant cette sculpture, je n’ai pas eu le sentiment d’un faux. Cette première impression de l’objet est important quand on est spécialiste”. Pour sa part, Dietrich Wildung se rappelle “avoir eu une première bonne impression avant d’y voir une copie remarquable”. Sur les incohérences qu’il a pu relever sur la statue, il explique : “Quand, sur une pièce d’archéologie égyptienne, on remarque deux points qui ne correspondent pas à la règle établie, ce n’est pas grave.
C’est le signe de l’individualisme de l’artiste. Dans le cas de Sesostris III, il y a tellement de points qui ne “collent” pas que, finalement, la sculpture n’est qu’un ensemble de maladresses”. Jean-Loup Despras, expert français en égyptologie, avoue avoir eu “une première bonne impression de l’objet”, mais il admet que “les arguments du professeur Wildung, qui fait autorité dans le monde de l’égyptologie, sont plutôt convaincants, et le fait qu’il n’y ait pas eu de musée à la vente n’est pas bon signe”. Pour Chakib Slitine, le conservateur se trompe : “M. Wildung n’a pas eu l’occasion d’observer la statue aussi longtemps que moi, sinon il aurait vu que les proportions sont justes – je les ai fait mesurer par un géomètre – et correspondent à celles d’autres statues du Moyen Empire. D’autre part, la qualité de la gravure du collier et du cartouche est normale compte tenu de la nature de la pierre. Enfin, la différence relevée sur la chevelure provient d’une usure de la roche (sans doute un polissage) sur l’un des côtés”.

Analyse pétrographique
Pour répondre à la demande de l’acheteur, a été pratiqué le seul examen scientifique possible sur un tel objet : une analyse pétrographique. Celle-ci a été réalisée dans un laboratoire à Amsterdam, à partir d’un prélèvement de la roche sur le socle. Le rapport, daté du 15 avril, conclut : “Les caractères pétrographiques de la granodiorite utilisée pour la confection de la statue de Sesostris III sont suffisamment caractéristiques pour affirmer que la roche provient du sud de l’Égypte ou du nord du Soudan, très probablement de la région d’Assouan”. Si cette analyse permet de vérifier l’origine égyptienne du granit – l’identification d’un granit européen aurait prouvé l’existence d’un faux –, elle ne répond pas à la question essentielle : quand la statue a-t-elle été sculptée ? Pour l’égyptologue allemand, qui n’“a jamais douté de l’authenticité de la pierre”, elle aurait été exécutée au cours de ce siècle. Mais selon Chakib Slitine, “il est impossible qu’un faussaire ait pu sculpter le visage et les bras avec autant de précision dans les détails de la musculature et ait fait figurer, sous le menton, de petits bourrelets propres au pharaon, qui ne sont pas visibles en raison de la nature mouchetée de la pierre, mais que l’on peut sentir au toucher”. D’après la spécialiste française du Moyen Empire, “on ne peut pas pour l’instant déterminer qui de M. Wildung ou de M. Slitine a l’œil sûr. Il faut attendre et, un jour, on pourra comprendre car, soit des découvertes ultérieures sur le sol égyptien confirmeront la provenance et l’authenticité de Sesostris, soit au contraire, l’original sera mis au jour et prouvera qu’il s’agit d’une copie”. Dietrich Wildung, qui poursuit ses recherches dans le cadre de l’exposition qu’il prépare sur le Moyen Empire (1), pense avoir identifié le modèle. “Pour moi, l’original du Sesostris III pourrait être celui du Brooklyn Museum, à New York. Il présente des inscriptions différentes, mais la structure générale est similaire et le collier avec l’amulette sur la poitrine est identique. L’iconographie de celui de Brooklyn a été reprise dans les moindres détails, jusqu’à l’emplacement et au nombre des traits de la bordure sur la ceinture. Le faussaire s’est en outre trompé dans les proportions des jambes”. Il est plutôt rare que les conservateurs, qui ont théoriquement un devoir de réserve, choisissent de s’exprimer aussi ouvertement sur une pièce mise sur le marché. “Je le fais pour une question de vérité et dans le souci de défendre la profession des historiens de l’art en égyptologie. D’ailleurs, je m’étonne que l’acheteur de la statue, qui a demandé l’avis de mon homologue français, n’ait pas cherché à prendre contact avec moi”.

L’ÉGYPTE 2000 AV. J.-C., LA NAISSANCE DE L’INDIVIDU DANS L’ÉGYPTE ANCIENNE, 10-21 mai 2000, Résidence de Würzburg ; puis 8 juin-7 novembre, Kunstforum, Berlin.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°86 du 2 juillet 1999, avec le titre suivant : Sesostris III, original poli ou copie grossière ?

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