Matisse en correspondance

Entretien avec John Russell

Un entretien avec John Russell qui a exploité plus de 3 000 lettres

Le Journal des Arts

Le 27 août 1999 - 1017 mots

Plus de 3 000 lettres nous sont parvenues de la correspondance qu’a entrenue Pierre Matisse avec Joan Miró, Balthus, Alberto Giacometti, Jean Dubuffet, ou avec son père. À partir de ces missives, le critique d’art John Russell, qui a bien connu le galeriste, a construit une biographie passionnante qui fourmille d’anecdotes. L’auteur, qui nous a accordé un entretien, dévoile les dessous du livre, ses conceptions de la critique d’art et sa position vis-à-vis de l’actuelle politique culturelle américaine.

Pour votre nouveau livre, Matisse : père et fils, vous avez bénéficié d’un accès exclusif aux archives de la galerie Pierre Matisse. Quelle était votre relation avec Pierre Matisse ?
J’ai fréquenté Pierre Matisse pendant vingt-quatre ans. Il a été témoin à mon mariage avec Rosamond Bernier en 1975. Elle-même l’avait rencontré chez Sarah Lawrence. Après le mariage de Pierre et de Maria-Gaetana von Spreti, en 1974, nous avons voyagé tous les quatre en France, en Russie et dans d’autres pays. Nous avons donc vécu certaines choses en commun. Dans les années quatre-vingt, Pierre a demandé à Rosamond d’enregistrer “pour l’histoire” plusieurs de leurs entretiens, qu’elle m’a généreusement permis d’utiliser. Quand j’ai accepté la proposition d’écrire ce livre, j’étais loin d’imaginer l’importance des archives : un véritable trésor, une correspondance de soixante-dix ans, des centaines de lettres, tant privées que professionnelles, presque toutes inédites. Sur le plan historique, j’ai eu la même émotion que si j’avais pénétré dans le tombeau de Toutânkhamon ou dans la grotte de Lascaux. Ceci dit, structurer le livre n’a pas été trop laborieux. Toutes les archives avaient au préalable été triées, classées par ordre chronologique et selon le nom des correspondants. Le travail le plus ingrat était donc déjà accompli. Ce sont les lettres qui ont dicté la composition de l’ouvrage. J’ai dû exposer clairement, en faisant justice à tout le monde, des situations compliquées et souvent difficiles. Mais le plus délicat a été de ne pas me laisser submerger, d’être pertinent dans le choix et la longueur des extraits cités, de savoir établir des liens partout où cela était nécessaire. Le livre aborde un très grand nombre de sujets : l’histoire de la galerie de Pierre, ses collectionneurs, ses artistes les plus importants - Miró, Giacometti, Dubuffet et Balthus entre autres. Il reflète aussi l’évolution du goût américain pour l’art européen entre 1930 et 1990. Enfin, il rend compte des relations entre Henri et Pierre Matisse, l’un des plus beaux échanges père/fils. Avec le temps, le galeriste était devenu le confident le plus proche de son père. Ils ne se cachaient presque rien. Ainsi, une perspective complètement nouvelle se dégage sur ce que, jusqu’à présent, nous considérions comme une relation difficile et compliquée. Je ne suis peut-être pas tout à fait objectif – je crois même que je ne le suis pas –, mais ce travail m’a fait faire découverte sur découverte.

Vous écrivez depuis 1974 dans le New York Times. Comment concevez-vous votre rôle de critique ?
Mon objectif, lorsque j’ai commencé à écrire, était fort simple : convaincre les gens d’aller voir ce que j’avais aimé. Je voulais les instruire, presque à leur insu, mais surtout ne pas prêcher. C’est toujours ce que j’essaie de faire. J’écris d’après ma propre expérience, en espérant amener mes lecteurs à voir l’art sous un nouvel angle ou à le comprendre autrement. En fait, j’écris surtout pour moi, pour essayer de comprendre ce que je pense. C’est là sans doute ma motivation essentielle. Certains critiques commencent bardés de certitudes et forts d’un grand programme pour l’avenir. Pas moi. J’ai évidemment certaines convictions, mais j’essaie de ne pas avoir l’air pédant et d’éviter d’asséner des jugements définitifs. Je n’écris que sur ce que j’aime, le contraire serait gaspiller du papier et faire perdre du temps aux lecteurs. Il se passe actuellement tellement de choses intéressantes sur lesquelles il est possible d’écrire avec enthousiasme. Pour moi, c’est une erreur de vouloir modifier l’opinion des autres. Si les gens aiment, il faut les laisser aimer. Pourquoi vouloir faire changer quelqu’un d’avis ? Voilà comment je fonctionne. À seize ans, j’ai décidé de la vie qui me conviendrait le mieux : me lever de bonne heure, écrire quelques pages, les porter en ville et recevoir des honoraires en échange. Jusqu’ici, ça marche bien.

Avez-vous éprouvé un choc culturel en quittant Londres pour vous installer à New York ?
New York présentait deux grandes différences par rapport à Londres : il y avait plus – beaucoup plus – de choses à voir, et les personnes désireuses d’en savoir davantage étaient plus nombreuses. À New York, l’art avait un rôle très porteur dans la vie culturelle de la ville. À Londres, en revanche, il fallait constamment se battre pour persuader les directeurs de journaux du bien-fondé de la publication d’un article, qu’ils avaient tendance à considérer comme une faveur qu’ils m’octroyaient. C’était tout le contraire à New York. On trouvait dans le New York Times un enthousiasme inexistant dans le Sunday Times. J’aime toujours beaucoup Londres et ai grand plaisir à y passer quelques jours, mais je suis pressé de repartir.

Ces dernières années, les arts ont suscité aux États-Unis de violentes diatribes idéologiques. Comment interprétez-vous ces “guerres culturelles”?
Rien ne pouvait nuire davantage à la vie culturelle américaine que les restrictions apportées au National Endowment of the Arts (NEA) au cours de ces dix dernières années. Cette trahison sera néfaste à absolument tous les foyers du pays. Mais les journaux ont quasiment passé cette mesure sous silence, tandis que le Sénat et le Congrès l’ont accueillie sereinement, sinon avec joie. Qu’une grande nation détruise ainsi un système de soutien aux arts et, de façon plus limitée, à la littérature, est inadmissible : le NEA donnait à des millions d’Américains accès à une vie plus riche et plus épanouissante. La Grande-Bretagne, la France, l’Allemagne et la Scandinavie mettent un point d’honneur national à permettre à tous de bénéficier de l’ensemble de la vie culturelle. Washington, D.C. est la capitale des abrutis.

John Russell, Matisse : père et fils, Éditions de la Martinière, 415 p., 48 planches en couleur, 255 F. ISBN : 2-7324-2511-7

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°87 du 27 août 1999, avec le titre suivant : Entretien avec John Russell

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