Les illusions perdues des marchands de Venise

Par Martin Bailey · Le Journal des Arts

Le 27 août 1999 - 1219 mots

Les antiquaires ont la réputation d’être plus avisés que leurs clients. Pourtant, plusieurs d’entre eux, faisant preuve d’une belle naïveté, ont été successivement victimes d’imposteurs italiens qui les ont délesté de tableaux, de gravures et de bijoux, un butin supérieur à six millions de francs.

LONDRES (de notre correspondant) - Ces derniers mois, plusieurs grands antiquaires ont été victimes d’escrocs italiens se présentant comme des clients pressés. Au total, plus de six millions de francs en peintures, gravures et bijoux ont été dérobés par ces malfaiteurs. L’affaire fait désormais l’objet d’une enquête judiciaire en Italie, aux États-Unis, en Grande-Bretagne et en Allemagne, avec la collaboration d’Interpol. La discrétion qui entoure traditionnellement le marché de l’art et la réticence des marchands à reconnaître leurs erreurs ont naturellement servi les imposteurs et leur ont permis de répéter la même mise en scène dans plusieurs galeries. En juillet, Douwes Fine Art, spécialisé dans les maîtres anciens à Amsterdam, a pris la décision courageuse de dénoncer les escrocs et de diffuser des informations sur les œuvres dérobées auprès de ses collègues. Depuis, d’autres ont rapporté le même genre de déconvenues.

Le mardi 22 juin, Evert Douwes reçoit un coup de téléphone d’un Italien qui dit vivre au Canada et posséder un appartement à Venise. Bien informé sur les maîtres anciens, il semble intéressé par l’achat de deux peintures hollandaises vues à la Foire de Maastricht, trois mois plus tôt. À la fin de la conversation, il décide d’acheter Corbeilles de fleurs, une œuvre de Jan van den Hecke (70 000 dollars, soit 434 000 francs) et souhaite réfléchir pour l’acquisition d’une peinture de Jasper Geerards, Coquille de nautile et citron sur un plat en étain (110 000 dollars). Ces deux toiles constituent le cadeau de mariage de sa fille et doivent être livrées immédiatement à Venise.

Le convoyeur de Douwes arrive avec les tableaux à Venise, à 18 heures, le samedi 26 juin. Après un rendez-vous Piazzale Roma, il est conduit en bateau-taxi jusqu’à un palais du XVIIe siècle divisé en quatre appartements. L’endroit semble tout à fait respectable, une plaque indiquant même la présence d’un consul étranger. Introduit dans l’appartement du premier étage, le convoyeur remarque des peintures aux murs, et un Guardi placé en évidence sur un chevalet. L’agréable odeur de café flottant dans les pièces, des brosses à dents dans la salle de bains, tout suggère que les lieux sont habités. Deux personnes le reçoivent, un Italien d’une vingtaine d’années se disant le fils de l’acheteur, et une Slovaque, apparemment une secrétaire. Le jeune homme s’excuse de l’absence de son père, qui a dû partir précipitamment pour l’hôpital voir sa grand-mère malade. Peu après, le “père” téléphone pour parler au convoyeur, confirmant qu’il est décidé à acquérir le Van den Hecke, et certainement aussi le Geerards.

Le représentant de Douwes laisse donc les deux peintures contre un reçu, avant de s’en retourner à Amsterdam. Moins de deux heures après son passage, c’est au tour d’Helmut Rumbler, marchand de gravures à Francfort, de pénétrer dans l’appartement. L’Italien lui a téléphoné le lundi 21 juin, lui racontant la même histoire de cadeau de mariage. Il s’enquiert de deux gravures très rares exposées à Maastricht, Le repos pendant la fuite en Égypte de Christoffel Jagher et une œuvre de Lucas van Leyden. Ils se mettent d’accord sur un prix de 140 000 dollars pour le Jagher, qui devra être livré à Venise. Rumbler lui propose d’autres gravures que l’Italien lui demande d’apporter.

Arrivé à Venise le 26 juin, le marchand s’est installé dans un grand hôtel du Lido où une réservation a été faite à son nom. À 20 heures, un bateau-taxi l’emmène au rendez-vous, où il trouve le “fils” qui lui demande d’excuser l’absence de son père, expliquant que sa grand-mère est en train de mourir à l’hôpital. Sur un chevalet, Rumbler remarque une nature morte avec des fleurs, sans doute celle de Van den Hecke, livrée quelques heures plus tôt. Puis le procédé est le même qu’auparavant, et le “père” appelle pour faire ses excuses. Finalement, le marchand laisse quatorze gravures contre un reçu : le Jagher pour 140 000 dollars, et des œuvres de Dürer, Canaletto et Lorenzo Tiepolo pour un total de 280 000 dollars. Un rendez-vous est pris pour le lendemain à l’heure du déjeuner. À 13 heures, le dimanche, le “père” l’appelle à son hôtel. En bâillant, il explique qu’il vient de se réveiller après avoir passé la nuit auprès de sa mère. Le rendez-vous est donc retardé à 16 heures, mais cette fois, point de coup de fil. Lorsque Rumbler se rend à l’appartement, personne ne lui répond. Il sonne chez le consul qui lui apprend que ledit appartement appartient à une comtesse vivant à Parme. Plus tard, il a été établi que la comtesse le louait à la semaine mais n’était pas au courant des activités qui s’y déroulaient. Helmut Rumbler prend donc immédiatement contact avec elle, mais croyant que le marchand allemand – accompagné de sa femme et de son assistant – tente d’entrer par effraction dans les lieux, elle appelle la police. Six agents s’y précipitent et menacent d’arrêter les trois Allemands. Dès que Rumbler a dissipé le malentendu, ils pénètrent dans l’appartement, où ils ne retrouvent que les pochettes en plastique ayant servi à protéger les œuvres.

Il apparaît alors que deux autres antiquaires ont été victimes d’une manipulation identique, au même endroit, la veille. Le marchand londonien de maîtres anciens Derek Johns s’est ainsi vu délester d’un Canaletto livré par son assistante contre un reçu, sur la foi d’un passeport et d’un permis de conduire. Puis, c’est au tour d’une antiquaire européenne spécialiste en bijoux (qui souhaite garder l’anonymat). Elle a apporté une sélection de bijoux en diamants dans laquelle le fils a choisi trois pièces : un collier de chien du XIXe siècle avec des rubis, un bracelet Art déco et des boucles d’oreilles du siècle dernier, pour une valeur totale de 100 000 dollars. La somme étant trop élevée pour un paiement par carte bleue, elle a accepté un chèque... en bois évidemment.

Le mardi 29 juin, trois jours après la mésaventure d’Helmut Rumbler, certaines des gravures volées ont été offertes à deux spécialistes milanais. L’un était en voyage à Londres et l’autre ne disposait pas de suffisamment de liquide pour conclure l’affaire. Les œuvres sont ensuite réapparues à Londres, où, le 6 juillet, elles ont été proposées au marchand Christopher Mendez. Mais, prévenu quelques jours plus tôt par un fax de M. Rumbler l’avertissant du vol, il a reconnu l’écriture du marchand de Francfort sur l’un des cadres. Il réussit à prévenir la police qui arrête sur le champ les deux hommes. Les deux jeunes Italiens, originaires de Rimini ne semblaient pas être impliqués dans l’affaire du palais vénitien. Ils ont contacté l’un des meilleurs avocats de la capitale et ont été relâchés quelques heures après, arguant qu’ils avaient acheté les gravures de bonne foi. Les œuvres ont été laissés en dépôt à la police, dont dix des gravures volées à Helmut Rumbler.

D’autres antiquaires contactés par les escrocs transalpins, comme Richard Feigen et Otto Naumann à New York ou Charles Roelofsz à Amsterdam, se sont révélés plus méfiants que leurs collègues et, face aux exigences fantaisistes de leurs interlocuteurs, ont préféré s’abstenir, s’évitant ainsi bien des déconvenues.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°87 du 27 août 1999, avec le titre suivant : Les illusions perdues des marchands de Venise

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