Amérique latine : une quête obsessionnelle d’identité

De l’Argentine au Venezuela, un tour d’horizon des neuf pays invités à la Fiac

Le Journal des Arts

Le 10 septembre 1999 - 2031 mots

En 1998, l’invitée de la Fiac était l’Autriche, qui ne compte que 7,8 millions d’habitants. Cette année, la foire met à l’honneur les pays d’Amérique latine, qui rassemblent, eux, 350 millions d’habitants ! L’occasion de découvrir à travers une trentaine de galeries, un art encore trop souvent méconnu et pourtant riche en écoles, en styles et en personnalités.

L’art latino-américain est encore si peu connu que lorsqu’il a été question de l’Amérique latine, la Fiac, dont les éditions n’ont habituellement qu’un seul pays pour invité, a rassemblé dans son hommage toutes les nations latino-américaines. Or, à l’exception d’une partie de l’archipel des Caraïbes, ces pays de cultures et de traditions différentes ne se ressemblent pas et ont tous à cœur de continuer à se forger une identité culturelle nationale. Par ailleurs, on notera l’absence de l’Uruguay et celle de Haïti, dont l’art jouit pourtant d’une reconnaissance internationale et dont l’histoire est étroitement liée à celle de la France.

Alors que les créateurs latino-américains ont toujours mis un point d’honneur à incorporer à leur art des éléments faisant partie intégrante de leur métissage, l’Europe – et principalement l’Espagne – y a exporté sa culture, sa religion et ses modèles artistiques. Or, dans les œuvres qui nous viennent du Mexique ou du Brésil, de Cuba ou du Venezuela, il est manifeste que les archétypes européens ont été transfigurés, détournés, enrichis, et qu’ils sont loin de constituer un reflet de notre peinture ou de notre sculpture. Les Européens se trouvent alors devant un art à la fois étrange et exubérant, parfois difficile à assimiler pour le Vieux Continent  qui peine à comprendre cette quête d’identité insistante, voire obsessionnelle, propre aux pays d’Amérique latine. Mais cette quête est une source intarissable dans laquelle Argentins, Péruviens, Chiliens ou Colombiens ressentent la nécessité de puiser.

La mise en marge de l’art latino-américain, jusqu’à la première moitié du XXe siècle, était due notamment à une vision “eurocentrique” et à l’ignorance des musées, qui le considéraient à tort comme le produit d’expressions folkloriques, exotiques ou politiques. Dans Pas de lettre pour le Colonel, Gabriel García Márquez écrit : “Pour les Européens, l’Amérique latine est un homme à moustaches, avec une guitare et un revolver. [...] Ils ne comprennent pas le problème”.

Le Museum of Modern Art (MoMA) de New York a été la première institution, hors de l’Amérique latine, à donner à cet art l’occasion de sortir de son ostracisme et de trouver sa place en montrant les travaux de ses artistes. Une grande exposition Diego Rivera s’y est tenue en 1931, deux ans après l’ouverture. Puis une œuvre offerte par Abby Aldrich Rockefeller a constitué le début de la collection d’art latino-américain du MoMA, dont plus de 200 œuvres ont été présentées au public dix ans plus tard. D’autres ont suivi l’exemple new-yorkais et, actuellement, en dehors du continent sud-américain, près de vingt musées lui sont exclusivement consacrés. À l’exception de celui de l’université britannique d’Essex, du Musée d’Amérique à Madrid et du Musée ibéro-américain d’art contemporain à Badajoz, la plupart se trouvent aux États-Unis.

Déjà capitale de l’art sud-américain, New York est devenu encore davantage un refuge et un forum en 1977, lorsque Sotheby’s et Christie’s ont commencé à organiser des ventes semestrielles au cœur de Manhattan. Et ce n’est pas un hasard si un artiste déclarait il y a peu que New York était la ville d’Amérique latine qu’il préférait. La seconde est sans doute Miami, avec l’engouement des nouveaux collectionneurs pour les créateurs “latinos”. Voici un aperçu des neufs pays d’Amérique du Sud et centrale invités à la Fiac.

Argentine : le musée s’agrandit
L’avalanche d’immigrés, au tournant du siècle, a “européanisé” l’Argentine. En 1924, après un séjour en Europe, Emilio Pettoruti et Xul Solar rentrent au pays pour y asseoir les bases de l’art moderne. En 1949, puisant ses forces dans le constructivisme lancé par Joaquin Torres-Garcia, le mouvement Madí tente de supplanter les postulats du Surréalisme. Dans les années soixante, naît le mouvement néofiguratif. Puis un nouveau courant constructiviste enrichit encore l’art national. Parmi les nombreux créateurs qui ont émergé ces dernières années, il faut citer Luis Benedit, Guillermo Kuitca, Juan Lecuona, Eduardo Medici, Pablo Reinoso, Tulio Romano. Depuis 1991, Buenos Aires accueille une Foire internationale d’art contemporain et, en l’an 2000, aura lieu la 8e Biennale internationale d’architecture. Cette année, seront achevés l’agrandissement et le réaménagement du Musée d’art moderne.

Brésil : une Biennale incontournable
Le Brésil se nourrit de ses particularités et de ses différences ; alors qu’il parle portugais, les nations qui l’entourent communiquent en espagnol. C’est peut-être pourquoi il a ressenti la nécessité de rassembler tous les arts afin d’occuper toutes les directions. Lepays vit dans les années vingt les temps héroïques du Modernisme ; la question se pose alors de la dualité internationalisme/nationalisme. En 1951, naît la prestigieuse Biennale de São Paulo, la première de dimension internationale en Amérique latine. Parmi les grands noms de l’art brésilien, on retiendra Tarsila de Amaral, Arthur Bispo do Rosario, Emiliano di Cavalcanti, Lygia Clark, Cildo Meireles, Vik Muniz, Helio Oiticica, Adriana Varejao. Un centre Helio Oiticica s’est ouvert à Rio de Janeiro en 1997 et, la même année, la biennale du Mercosur, a été créée à Porto Alegre.

Chili : après la dictature
Face à un régime politique oppressif, les artistes ont longtemps dû faire des choix en accord avec leurs convictions personnelles : se soumettre aux ordres, ou se réfugier dans leurs ateliers de peur de subir la répression que pouvait leur valoir leur liberté d’expression, ou bien ne pas plier et opter pour l’exil. Mais aucun n’a cessé de s’exprimer. Ainsi est née “l’opération dérapage”, qui manipulait le langage artistique en utilisant des modèles dépassés. Différentes expressions ont donc suivi des chemins parallèles, comme c’est le cas avec la personnalité omniprésente de Roberto Matta et, quelques générations plus tard, avec le réalisme virtuose de Claudio Bravo. Le travail des jeunes artistes se caractérise principalement par la subjectivité, un chromatisme marqué et une désinvolture totale vis-à-vis du formel.

Colombie : une biennale désormais internationale
Le phénomène du métissage, lié à la confrontation de deux mondes, a ouvert de nouvelles voies à la création. Les artistes colombiens se sont longtemps exprimés dans un langage colonialiste, éloigné des innovations qui se développaient ailleurs en Amérique latine. Puis vient le temps de nouvelles expériences plastiques, caractérisées par la démesure dans les matériaux et les formats. Les premières manifestations de l’avant-garde datent des années soixante – sauf pour Edgar Negret qui a devancé les autres –, ce que l’on a appelé la “décennie de l’abnégation”. L’art colombien entre alors sur le terrain expérimental, comme pour regagner le temps perdu par rapport aux autres écoles. Aujourd’hui émergent des artistes comme Bernardo Salcedo ou Luis Fernando Peláez. En l’an 2000, se tiendront la Biennale de Bogota, qui est désormais internationale, et le 60e Salon national des artistes.

Cuba : la diaspora et les autres
Le mouvement avant-gardiste cubain naît à la fin des années vingt. La classe aisée, qui avait encouragé les artistes, a dans sa quasi-totalité abandonné l’île, mais elle est prête à acquérir tout ce qui la rattache à son passé, soutenant ainsi le marché et les collections de peinture cubaine. Depuis la Révolution, l’École cubaine de peinture, grâce à la création des écoles nationales d’art, a reçu plus de trente promotions de plasticiens. Malgré la difficile situation économique, l’Administration continue à aider la création, entretenir les musées et les galeries, organiser des expositions dans et hors du pays, ainsi que des rendez-vous importants comme la prestigieuse Biennale internationale Wifredo Lam. José Bedia et Luis Cruz Azaceta, artistes de la diaspora cubaine, figurent parmi les grands “classiques” de l’art cubain, mais l’on n’oubliera pas Rubén Alpízar, Agustin Cardenas, Ernsto Pujol, Pedro Pablo Oliva, Jorge Castaño...

Mexique : après le muralisme
La révolution mexicaine de 1910 a favorisé la création par Rivera et Orozco de la grande école muraliste ; elle représente une sorte d’icône sacrée qui a servi de miroir aux générations suivantes et permis la transformation de l’enseignement artistique. Le Mexique a été le premier pays d’Amérique latine dont l’art a assimilé les styles et les courants européens. Le peuple entretient avec ses artistes une relation qui fait que son mouvement pictural paraît plus authentique et sa charge plastique plus sociale. Le pays compte de grands maîtres comme Julio Galan, et des jeunes talents tels que Mónica Castillo, Boris Viskin ou le groupe Semefo. À Mexico, le Musée d’art contemporain Carillo Gil, la Fondation Rufino Tamayo et la revue Poliester contribuent au rayonnement de l’art actuel, mexicain et latino-américain.

Pérou : à l’origine, l’artisanat
Quand Pizarro arrive au Pérou, les Indiens excellent dans l’orfèvrerie. L’artisanat sera à l’origine du développement des écoles de peinture de Lima et de Cuzco. En 1945, Ricardo Grau, formé en Europe, prend la direction de l’École nationale des beaux-arts, y introduisant les courants de l’abstraction. Le pays s’ouvre au cosmopolitisme, et la Galerie de Lima participera activement à la rénovation de l’art national. Convertie en Institut d’art contemporain, elle montera des expositions internationales. Contrairement aux autres pays sud-américains, le Pérou n’aborde pas le constructivisme mais est séduit par l’art abstrait. Le précolombien sous-tend les recherches de l’art contemporain, comme en témoignent les œuvres de Jorge Eielson, Fernando de Szyszlo, ou Alberto Guzmán. La IIe Biennale internationale de Lima se tiendra en octobre.

Porto Rico : espagnol et créole
Les Portoricains sont-ils nord-américains, comme l’indique leur passeport, ou bien toujours une colonie ? Une chose est sûre : on y parle l’espagnol et on y pense en créole. Ces dernières années, le pays a pris conscience de l’existence d’un art national et en est venu à considérer cet espace vital comme un refuge. Pourtant, les plasticiens ne sont pas tous nés à Porto Rico : ainsi, Ernesto Pujol a dû retourner dans son Cuba natal pour se confronter à ses racines. D’autres vivent hors de l’île, tel Pepón Osorio qui, malgré la distance, représente des scènes de la vie quotidienne portoricaine. Grâce aux novísimos, les “tout nouveaux” diplômés de la nouvelle École d’arts plastiques de Porto Rico – Armando Morales ou Freddy Mercado, par exemple –, l’avenir semble plus prometteur.

Venezuela : récession et créativité
Les revenus tirés du pétrole avaient permis au Venezuela de se moderniser rapidement. Mais la chute des prix a précipité le pays dans la crise. Paradoxalement, cette récession a fait se déchaîner l’imagination et la créativité, jusqu’à provoquer une véritable explosion culturelle. De nombreux musées ont été ouverts : le Musée d’art contemporain Sofía Imber, l’Armando Reverón ou le très intéressant Museo Sacro. Le Fonds d’aide à la création offre un soutien économique à la Culture et, depuis 1992, se tient une Foire internationale d’art contemporain. Le Venezuela compte des artistes aussi importants que Carlos Cruz Diez, Jesús Rafael Soto (dont la Fondation a été créée à Ciudad-Bolivar), Milton Becerra ou encore Gabriela Morawetz...

L’Amérique latine en France

- Débat au Café des Arts de la Fiac, le 15 septembre de 17h30 à 19h30, avec Raquel Arnaud (galeriste, São Paulo), Yvonamor Palix (galeriste, Mexico - Paris), José Ignacio Rocca (directeur des Arts visuels à la Bibliothèque Luis Angel Arango, Bogota), Oswaldo Sanchez (directeur du Musée Carillo Gill, Mexico). - La Maison de l’Amérique latine, 217 bd Saint-Germain, 75007 Paris, tél. 01 49 54 75 00, organise le 16 septembre un “vernissage-fête�? pour la présentation du fonds initial d’art contemporain latino-américain du Musée martiniquais des arts des Amériques (M2A2), exposé à Paris du 17 septembre au 13 octobre. - Christie’s expose du 14 au 16 septembre, 6 rue Paul-Baudry, 75008 Paris des œuvres d’art latino-américain qui seront mises en vente à New York, les 22 et 23 novembre. - �?Empreintes�?, chefs-d’œuvre du XXe siècle. Peintres et sculpteurs d’Amérique latine. La collection du Musée des beaux-arts de Caracas, jusqu’au 3 octobre, Espace Bellevue, place de l’Atalaye, 64200 Biarritz, dans le cadre du festival La Cita, tél. 05 59 22 37 00. - “Mexico Nuevo�?, art contemporain mexicain, jusqu’au 31 octobre, Musée de la Vallée de l’Ubaye, avenue de la Libération, 04400 Barcelonnette, tél. 04 92 81 27 15. - “Marcela Gomez�?, jeune artiste originaire d’Argentine, 18 septembre-7 novembre, La Maison des Arts, 105 avenue du 12 février 1934, 92240 Malakoff, tél. 01 47 35 96 94.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°88 du 10 septembre 1999, avec le titre suivant : Amérique latine : une quête obsessionnelle d’identité

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