L’actualité vue par Eric Vigner

Metteur en scène

Par Philippe Régnier · Le Journal des Arts

Le 24 septembre 1999 - 1095 mots

Après avoir obtenu son Capes en arts plastiques, Éric Vigner, né à Rennes en 1960, s’oriente vers le théâtre en tant qu’acteur et metteur en scène. Il monte de nombreuses pièces, notamment la Pluie d’été de Marguerite Duras (1993), avant d’être nommé directeur du Centre dramatique de Bretagne, à Lorient, en 1995. Il met en scène Brancusi contre États-Unis (1996) et Marion Delorme de Victor Hugo (1999). Éric Vigner est le metteur en scène de L’École des femmes de Molière, présentée en alternance à la Comédie-Française du 25 septembre à février 2000. Il commente l’actualité.

La gratuité dans les musées a été souvent traitée dans le Journal des Arts. Le ministère de la Culture vient d’annoncer que l’entrée dans cinq théâtres nationaux sera, à partir du 1er janvier 2000, de 50 francs le jeudi. Que pensez-vous de cette mesure ?
C’est très bien si cela peut inciter les gens à venir voir du théâtre. Pour beaucoup, le théâtre conserve l’image d’un art élitaire, difficile, réservé à des gens cultivés. J’ai toujours pensé que c’était exactement le contraire. Le théâtre est l’art le plus populaire qui soit, parce que l’on peut toujours jouir de la fable qui est racontée ou du travail des plasticiens, scénographes, costumiers, de la présence des acteurs, du travail des éclairagistes ou des musiciens. Quand on mène une politique qui permet d’accéder aux œuvres d’art, il est aussi nécessaire de guider le public. Si l’on ouvre plus largement les musées d’art contemporain, les gens viendront par curiosité. Mais face à un art conceptuel ou abstrait, sans repères, ils risquent de se rétracter complètement et ne plus jamais avoir envie de revenir. Il en est de même pour la peinture du XVIIe siècle ou du Quattrocento. Ce n’est pas parce qu’il y a figuration et représentation que tout le monde est capable de lire tous les signes présents dans le tableau. Évidemment, le visiteur va voir une femme avec un air éploré qui tient dans ses mains un plateau sur lequel il y a deux seins, mais il ne va pas pour autant comprendre l’œuvre. Malgré tout, il est important que l’argument financier ne soit plus une excuse pour ne pas aller découvrir les œuvres d’art.

Vous montez L’École des femmes à la Comédie-Française. Dans quelle mesure peut-on porter un regard contemporain, comme dans une mise en scène, sur un peintre ancien tel que Chardin ?
Il n’y a rien de plus contemporain que Molière. C’était un génie pur. L’École des femmes contient toutes les dimensions, verticales, horizontales, du divertissement, de la fable, d’une très grande histoire métaphysique. Cette pièce a un côté un peu faustien. Arnolphe modèle une jeune femme à son idée. Il croit qu’elle a échappé au monde. Or, elle appartient au monde. C’est la rêverie de l’utopie artistique. Du dieu créateur qu’il se voulait, il devient un homme. Et c’est magnifique. Tout ceci repose sur un sentiment que défend Molière et sur lequel s’appuie toute son œuvre : l’amour, mais l’amour dans tous ses fastes, dans toutes ses formes, dans sa complexité et son absolu. Quant à Chardin, je l’aime beaucoup pour sa sécheresse du dessin. Son art est extrêmement simple. Il a l’air d’être un peintre de natures mortes, mais il y a quelque chose d’autre à regarder. Comme Molière, il a conscience de participer à l’invention d’un monde plus net, dont la ligne serait claire.

Le Centre Georges Pompidou va plus largement s’ouvrir au spectacle vivant. Vous y avez déjà présenté Brancusi contre États-Unis et vous avez collaboré avec le Centre d’art contemporain de Kerguéhennec. Est-ce important de lier théâtre et arts plastiques ?
Il faut toujours aller chercher de la nourriture à l’extérieur. Moi-même, j’ai la chance d’avoir fait des études d’arts plastiques. Je pense toujours que le théâtre est très en retard par rapport à d’autres domaines artistiques. Il doit par exemple se nourrir des avancées qu’il y a eu, ces cinquante dernières années, dans la création musicale et dans les arts plastiques. Mon objectif reste d’enrichir ma pratique, mon médium et mon propre instrument qui est le théâtre. Mais il faut être prudent pour éviter les dérives. Ce n’est pas parce que, au ministère de la Culture, il y a une direction unique du théâtre, de la musique et de la danse qu’il faut se mettre à tout confondre. Intégrer un peu de danse ou de musique dans les pièces de théâtre ne va pas nécessairement donner du bon théâtre, ni être contemporain et moderne. Si le metteur en scène n’a rien à dire, ce n’est pas parce qu’il va habiller son spectacle des oripeaux de la modernité qu’il va se passer quelque chose. C’est bien d’aller chercher ailleurs, mais il ne faut pas quitter son objectif principal.

Des sculptures sont installées sur les Champs-Élysées dans le cadre des deuxièmes “Champs de la sculpture”. Que pensez-vous de ces programmes d’installation d’œuvres dans l’espace public ?
Je n’ai rien contre le fait d’installer des sculptures le long des Champs-Élysées, à partir du moment où le projet est cohérent. Ce qui m’intéresse toujours, c’est la pertinence, c’est-à-dire pourquoi l’on met telle œuvre d’art à tel endroit. Si l’objectif est juste qu’un maximum de gens les voient, cela ne me paraît pas très intéressant. Je suis en revanche favorable aux commandes publiques, comme celle de Buren au Palais-Royal. Buren est un grand artiste. Il faut lire ses écrits. C’est parce que c’est un véritable créateur qu’on a voulu le cataloguer parmi les provocateurs. On a intérêt à tuer le plus rapidement possible ceux qui font une vraie proposition artistique. Le meilleur moyen est d’en faire des fous ou des agités, pour nier la puissance de leur œuvre.

Et les célébrations de l’An 2000 ?
Je n’en pense rien. Si l’on prend d’autres religions, l’an 2000 ne veut rien dire. La politique est toujours faite à court terme, donc incompatible avec une vraie démarche artistique qui vise à construire une œuvre. Je veux bien que des gens fassent des choses divertissantes, mais il faut aussi des chercheurs. Ce petit noyau alimente ceux qui font du spectaculaire. Il faut que ce travail souterrain soit reconnu, et que l’on donne les moyens de travailler à un certain nombre de centres d’art, dramatique, plastique, chorégraphique, musical. Quand j’ai rendez-vous avec des politiques, mon credo est toujours le même : “Vous parlez du spectaculaire, du divertissement, parce que vous êtes dans votre logique électorale immédiate. Très bien, c’est légitime. Mais il faut penser à ce noyau qui vous nourrit à tous les niveaux. Le creuset de l’avenir, aujourd’hui, ce n’est pas la science seulement, mais l’art”.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°89 du 24 septembre 1999, avec le titre suivant : L’actualité vue par Eric Vigner

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