L’actualité vue par Jean Nouvel, architecte

« Une ville ne se fabrique pas à 500 km/h »

Par Philippe Régnier · Le Journal des Arts

Le 2 juillet 2008 - 1686 mots

Fin mai, à Paris, Jean Nouvel a remporté le concours international organisé par l’Établissement public d’aménagement de la Défense (EPAD) pour y ériger la future tour « Signal ». Le 2 juin, il a reçu, à Washington, le Pritzker Prize, équivalent du prix Nobel de l’architecture. À 63 ans, l’architecte français est aujourd’hui commissaire et scénographe de l’exposition « César », qui a lieu du 8 juillet au 26 octobre dans un édifice qu’il a construit, la Fondation Cartier, à Paris. Jean Nouvel commente l’actualité.

Qu’est-ce qui vous a motivé dans ce projet d’exposition ?
Plusieurs choses : c’est la première fois qu’on me demande de m’occuper d’une exposition en tant que commissaire et metteur en espace, qui plus est dans un bâtiment que j’ai signé et par rapport à quelqu’un qui était un ami et que j’ai toujours considéré comme l’un des artistes français les plus importants. Je partageais la dimension un peu scandaleuse de sa difficile reconnaissance au niveau national, puis international. Aucune institution n’a permis, en temps et en heure, une lecture correcte de son œuvre. C’est le bon moment pour le faire. César a disparu depuis une dizaine d’années et le temps aide à mieux voir son travail. Certes, il avait brouillé son image en travaillant sur de nombreuses pistes et dans des dimensions très contradictoires, mais je crois que cela cachait un homme d’une grande inquiétude et qui doutait beaucoup. Quelle que fût son attitude dans la vie, il faut lire la dimension historique du personnage et ce qu’il a apporté à l’histoire de l’art.

Comment allez-vous montrer César ?
César a trouvé trois champs exceptionnels de polysémie et de représentation de l’époque : l’agrandissement, l’expansion et la compression. C’est ce César que je veux montrer. Il y a l’« Agrandisseur » qui, avec un regard d’entomologiste sur le corps humain, s’interroge sur l’être bizarre que nous sommes. Il y a l’« Expanseur », qui a découvert la perfection de ce matériau nouveau, le polyuréthane, et dont les pièces sont, à cette échelle, quasi miraculeuses. Enfin, il y a le « Compresseur » qui, pour moi, est le premier à s’être rendu compte du sens et de la beauté de l’acier dans notre société. César aimait jouer à la fois d’une forme simple et de ses contradictions internes. C’est une attitude très différente des autres artistes de l’époque, et en particulier de John Chamberlain auquel le comparent souvent les Américains dans une incompréhension totale. Chamberlain, lui, n’a fait qu’assembler des morceaux de tôles ensemble pour constituer une pièce présentée comme harmonieuse. Ce n’est pas du tout la même approche. C’est comme si on comparait un artiste conceptuel avec un artiste qui est dans la gestion de la forme et la recherche d’une beauté composée. Cela n’a rien à voir. Bref, ces trois César sont fascinants et on a peine à croire qu’il s’agit du même homme.

Lors du concours pour le Stade de France, projet gagné puis « retiré » ensuite par Édouard Balladur, alors Premier ministre, vous aviez déclaré : « Paris ne m’aime pas. » Aujourd’hui, avec des projets comme le Musée du quai Branly, la future Philharmonie, le projet du « Grand Paris » et celui de la tour Signal, Paris vous aime-t-elle davantage ?
C’est un peu comme avec César, je crois qu’en architecture, il faut du temps, de la décantation. Les gens pensent que j’ai beaucoup construit à Paris, or je n’y ai fait que trois bâtiments en quarante ans d’activité : l’Institut du monde arabe en 1987, la Fondation Cartier en 1994 et le Musée du quai Branly en 2006. J’ai davantage construit à l’étranger. Toujours est-il que je me retrouve aujourd’hui avec des projets parisiens, et pour moi, c’est un énorme plaisir. L’architecture est un don de soi et cela me touche de pouvoir donner quelques-uns de mes meilleurs témoignages ici.

Mme Joëlle Ceccaldi-Raynaud, députée maire UMP de Puteaux (Hauts-de-Seine) et membre du jury pour l’attribution de la tour Signal à la Défense, avait eu des mots très durs envers votre projet (« monolithe qui écrase tout »). Le différend a-t-il été aplani depuis ?
L’entretien que nous avons eu a été positif, nous allons travailler en bonne intelligence. C’est important qu’il y ait un dialogue. Une ville fonctionne aussi avec des règles. J’ai entendu ses préoccupations et je crois pouvoir dire que nous n’avons pas de problèmes majeurs. Nous sommes dans un processus tout à fait normal de développement d’un projet important à construire.

Quelle est la spécificité de la tour Signal ?
La nouveauté est de construire une tour d’une telle mixité. Avoir à la fois des logements, un hôtel, des commerces et des bureaux permet d’exprimer la vie en hauteur, de créer des places publiques, des « loggias » lisibles qui changent le caractère de ces quartiers tertiaires où les tours sont des monstres froids, faites des mêmes murs-rideaux miroirs. Notre but est de sortir de ce registre.

Cette tour mesure 301 mètres de haut. N’y a-t-il pas actuellement une course à la hauteur planétaire, à l’instar de cette tour de 800 m en construction à Dubaï (Émirats arabes unis) ?
Personnellement, je ne fais pas de course à la hauteur. Dubaï n’a aucune raison de construire en hauteur, or ils le font. Cette tour, lorsque vous vous promenez alentour, en l’absence de référence d’échelle immédiate, vous ne savez pas si elle fait 200 ou 800 m. En outre, toutes les tours de Dubaï sont des vocabulaires qui existent ailleurs. Mais une ville ne se dessine pas, ne se fabrique pas à 500 km/h. Ce qu’il y a de formidable dans les villes historiques, c’est qu’on a le temps de les approfondir. Paris représente un tel patrimoine qu’il faut continuer à l’améliorer, à l’enrichir. Une verticale peut enrichir une ville, mais il y a des endroits où l’on peut mettre une verticale, d’autres pas. Il faut donc avoir conscience de ce qu’est le skyline [l’horizon] de ce qui précède dans le temps et de l’identité que l’on propose.

L’appel d’idées sur le Grand Paris lancé par Nicolas Sarkozy va-t-il influer sur le processus de fabrication de la ville et sur la question de l’intégration de l’architecture contemporaine dans la capitale, qui reste une ville très figée ?
Le XXe siècle a été terrible parce que l’on a construit dans l’urgence et avec de mauvais stratagèmes. Aujourd’hui que l’on en a pris conscience, j’espère qu’on va pouvoir changer le mode de fabrication de la ville. Là est l’intérêt de cet appel d’idées sur le Grand Paris. C’est bien d’être les premiers à proposer des règles qui prennent davantage en compte l’histoire et la géographie. À l’échelle du Grand Paris, Paris sera polycentrique évidemment, et les nouveaux centres seront aussi en dehors du Paris historique et au-delà du périphérique. La Défense a vocation à quitter sa monofonctionnalité et à devenir l’un de ces centres. C’est inscrit dans l’histoire de la ville. Par ailleurs, je souhaite que l’architecture contemporaine continue à s’inscrire dans Paris. C’est un problème délicat. L’exemple de la Fondation Cartier montre qu’on peut faire de l’architecture contemporaine, renforcer ce qu’est un boulevard et révéler ce qu’est un jardin sans être obligé, pour s’intégrer, de faire du haussmannien.

Vous êtes en charge du futur « Louvre-Abou Dhabi ». Où en est le projet ?
Il se développe, tout va très bien. Nous avons présenté le projet intégrant le programme exact aux responsables du Louvre et aux autorités d’Abou Dhabi.

Comment avez-vous vécu la polémique autour de ce projet ?
Avec des yeux écarquillés. Tous les grands musées du monde font des expositions temporaires et pouvoir composer une exposition sans se contenter de ses collections est une grande avancée. Il faut sortir de cette idée que l’art appartient à ceux qui le mettent dans des cases et que les réserves des musées sont des cavernes d’Ali Baba pour conservateurs. Certes, il y a des objets qui ne peuvent pas bouger, à cause de leur fragilité. Mais dire que l’on ne peut pas programmer des expositions là-bas ni les aider à se constituer des collections me paraît plus que rétrograde, presque de mauvaise foi.

Vous avez décroché cette année le prestigieux Pritzker Prize. Qu’est-ce que cela a changé ?
Le Pritzker Prize, c’est la reconnaissance des idées qui ont fait leur preuve à un moment donné. On a commencé, dans les années 1980, par les architectes modernes, suivis des postmodernes, puis, avec beaucoup de réticence, des architectes high-tech. Ensuite ont été reconnus ceux qui posaient le problème de l’architecture au niveau global tels Rem Koolhaas et Zaha Hadid, et ceux qui posaient la question de la relation à l’art comme Herzog et de Meuron. Aujourd’hui, on arrive à moi qui pose le problème de la spécificité. Je suis très heureux que cela arrive. Cela peut changer autre chose que mon architecture. C’est la reconnaissance d’une attitude et pas uniquement d’un architecte.

En mai, une maison de Richard Neutra a été vendue aux enchères 15 millions de dollars chez Christie’s, à New York. Qu’en pensez-vous ?
Cela ne me choque pas une seconde. L’architecture est une façon de créer une valeur immobilière à moyen et long terme. Pourquoi serait-ce spécifique à l’art de vendre des pièces exceptionnelles aux plus offrants et aux plus riches ? C’est un problème qui dépasse l’architecture même. Concernant ces lieux exceptionnels, il existe aussi d’autres voies. On peut les classer lorsqu’ils deviennent des références patrimoniales et artistiques, à condition qu’ils continuent à vivre et qu’on ne les transforme pas en petits musées.

Le modèle du marché de l’art commencerait-il à s’étendre au domaine de l’architecture ?
C’est possible, sauf que ce ne sera jamais aussi pervers parce qu’il est difficile de déplacer une architecture. En outre, ce ne sont pas les architectes qui en tireront fortune, mais les propriétaires.

Une exposition vous a-t-elle marqué récemment ?
Oui, « Promenade » de Richard Serra, au Grand Palais, une pièce absolument incroyable. On avait l’impression que le Grand Palais était construit autour de ces grands monolithes. On se demandait comment ils tenaient. Une géométrie les reliait. Cette pièce était installée dans ce lieu nu comme une question. C’était une histoire presque archéologique.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°285 du 4 juillet 2008, avec le titre suivant : L’actualité vue par Jean Nouvel, architecte

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