Démarches singulières : les artistes de l’intime et du virtuel

A travers portraits et environnements, ils jouent sur une image apparemment objective

Par Philippe Régnier · Le Journal des Arts

Le 5 novembre 1999 - 1309 mots

Important rendez-vous du marché international, « Paris Photo », grâce à sa volonté d’éclectisme – le salon couvre toutes les époques et tous les styles –, est l’un des rares événements qui permette de comparer, d’évaluer et de découvrir les grandes tendances de la photographie. Dans le champ contemporain, terme entendu au sens large et non pas seulement circonscrit aux dix dernières années, la manifestation met en exergue une profonde évolution de la pensée et de la pratique de ce support, des années soixante-dix jusqu’aux travaux des plus jeunes créateurs d’aujourd’hui. En toute subjectivité, arrêtons-nous sur quelques démarches singulières d’artistes de l’intime et du virtuel.

Longtemps atteinte d’un complexe d’infériorité par rapport à d’autres pratiques artistiques, décriée par les tenants jusqu’au-boutistes de l’œuvre originale, parfois méprisée pour cause de “reproduction mécanique” (selon les termes de Walter Benjamin), la photographie semble enfin s’être affranchie de tous les préjugés et avoir acquis ses lettres de noblesse. Il semble bien, en effet, que la volonté acharnée de posséder une œuvre “unique” se soit quelque peu dissoute dans une évolution sociologique, une mutation des mentalités. La société de consommation et la production de masse n’ont certes pas totalement fait disparaître un désir d’exclusivité, mais elles ont grandement infléchi les points de vue, surtout chez des collectionneurs de photographie contemporaine, réputés “progressistes”. Même si le multiple a parfois été desservi par des tirages à la chaîne d’œuvres de piètre qualité, destinées à arroser un marché surtout avide de signatures – on pense par exemple aux innombrables lithographies modernes, notamment celles de Dalí et consorts –, la photographie s’en démarque aujourd’hui pour se rapprocher d’une conception de l’original en vigueur dans la sculpture. Quand les artistes ne s’engagent pas à réaliser un seul tirage, ils limitent souvent leur production à quelques exemplaires.

Au-delà de ces contingences techniques, la photographie est actuellement, avec la vidéo, l’un des moyens d’expression favoris des artistes. De nombreux facteurs sont à l’origine de cet engouement. Sa montée en puissance correspond à une baisse de la production picturale, à une volonté de renouer avec la figuration tout en demeurant en prise directe avec la réalité, celle dans laquelle évoluent les créateurs. Il ne s’agit pas forcément de réaliser de “belles images”, à la composition élaborée ou à la lumière recherchée, mais de saisir directement, sans artifice, le quotidien. Tel est le cas des clichés de la Suissesse Marianne Müller, née en 1966. L’artiste, qui expose à “Paris Photo” sur le stand de la galerie Scalo (Zurich), décline des ensembles sériels, transformant chaque moment du quotidien en situation extraordinaire, en figeant pour la postérité des détails, des micro-événements. “Mes images sont comparables à un journal intime, souligne-t-elle. Je m’intéresse au passage entre le privé, l’érotique et le domaine du public, ce qui est universellement valide”. Cette propension à saisir ses sujets dans un environnement immédiat est une résultante des principales qualités de la photographie : la simplicité de fonctionnement de l’appareil pour produire des images, sa rapidité d’action et de réaction, en adéquation à nos attentes contemporaines, nous qui justement ne voulons plus attendre. Face à une évolution de la société qui tend à faire de plus en plus disparaître les intermédiaires, la photographie nous renvoie une image apparemment objective, dépourvue de filtre, qui nous paraît, malgré certaines conventions, refléter fidèlement la réalité. Surtout, elle est devenue, avec la vidéo, l’un des médiums les plus adaptés pour saisir toutes les intimités.

Et, de fait, à l’exemple de Marianne Müller déjà citée, les artistes proposant des images de leurs proches, amis et parents, mais aussi d’eux-mêmes, sont légion. Dès 1978, l’Américain John Coplans (galerie Art Affairs, Amsterdam) s’est mis à photographier son propre corps en autodidacte et de façon tout à fait spontanée. Ses grands formats en noir et blanc révèlent le corps flasque d’un homme aujourd’hui âgé de plus de soixante-quinze ans, “rongé par soixante ans de bière et de nicotine”. Mais, comme le précise ce co-fondateur de la revue Artforum, en 1962, “mes photos n’ont pas la volonté d’éveiller la compassion”. La Suissesse Annelies Strba (Photographers’ Gallery, Londres) a pendant de nombreuses années photographié ses enfants, saisis d’abord dans leurs attitudes naturelles avant qu’ils ne posent réellement, mais toujours avec rigueur et une extrême simplicité de moyens. Ses modèles, pris dans leur environnement quotidien avec beaucoup de pudeur, dévoilent ici sans résistance leur caractère, souvent d’une grande douceur. Sa fille Sonja a ainsi été l’un de ses principaux modèles, de l’enfance à l’adolescence, puis jeune mère. Ces images sont empreintes d’une certaine sensualité, tout comme celles de Toni Catany (Agathe Gaillard, Paris). Les clichés de Camille Vivier (galerie 213, Marion de Beaupré, Paris) dévoilent une même intimité, telle une jeune femme s’habillant, ou s’attachent à des icônes contemporaines, fleurs ou constructions insolites. La jeune artiste réalise également des photographies de mode pour des magazines comme Purple ou Harper’s Bazaar, et a reçu en 1997 le Premier prix Photo du XIIe Festival des arts de la mode d’Hyères.

Au second degré
Tout aussi “tendances” sont les images de discothèques de Massimo Vitali (galerie du Jour agnès b, Paris). Ici, l’Italien a saisi des danseurs dans des boîtes de nuit surpeuplées, lieux de concentration comparables aux plages de la Péninsule qui apparaissent dans d’autres œuvres. Dans des environnements qui n’ont rien de paradisiaque, baigneurs et “bronzeurs” semblent, pathétiquement, prendre du bon temps. Ces grands tirages, qui reprennent les canons d’une peinture-fenêtre du monde, pour peu qu’ils s’inscrivent dans une iconographie branchée et décalée, ont toutes les chances de rejoindre un jour notre imaginaire des années quatre-vingt-dix, à l’image du regard que nous pouvons porter aujourd’hui sur les clichés de Bill Owens (galerie Gabrielle Maubrie, Paris). L’Américain nous propose une iconographie de la middle-class californienne des années soixante, comme ce marchand d’automobiles dans un garage aux murs couverts de trophées de chasse : “J’ai toujours été attiré par la vente. Si je peux me vendre, je peux vendre le produit. Je suis fier de mes clients et j’ai vendu neuf voitures à une famille. Chaque personne rencontrée est différente”. Il a ainsi écouté des centaines de gens, des familles à la poursuite du rêve américain, avant de donner naissance en 1972 à un livre culte, Suburbia.

À côté de ces adeptes de la réalité – même vue au second degré –, d’autres artistes utilisent la photographie en tant que support à un univers construit. Ainsi, Craig Kalpakjan (galerie Nelson, Paris) réalise sur ordinateur des images de synthèse dont il tire des “photographies”. Il montre des univers aseptisés, vides de toute présence humaine, puisqu’il s’agit en tout point d’architectures virtuelles, un peu comme les œuvres d’un Thomas Demand. À l’inverse justement d’une photographie objective, il nous incite à mettre en doute nos certitudes face à ses cibachromes. Autre questionnement sur le réel et sa représentation, celui du Brésilien Vik Muniz (galerie Xippas, Paris, et Edwynn Houk Gallery, New York). Ses images apparaissent comme des traces de performance, dessins au chocolat sur lesquels figurent Joseph Beuys ou quelques icônes warholiennes : Marilyn, Liz Taylor, Marlon Brando, Mao, Elvis ou Mona Lisa. Dans toutes ses œuvres, Vik Muniz joue avec humour sur l’illusion, ce qui ne l’empêche pas d’être pris au sérieux. Il est en effet l’un des plus jeunes créateurs à avoir exposé au Museum of Modern Art et au Metropolitan Museum de New York, et il sera en novembre à Paris, simultanément au Centre national de la photographie, à la Caisse des dépôts et consignations et à la galerie Xippas. Coqueluche du marché, ses tirages sont aujourd’hui réservés avant même d’avoir été réalisés.

PARIS PHOTO 99, SALON INTERNATIONAL EUROPÉEN POUR LA PHOTOGRAPHIE

Photographie du XXe siècle, moderne et contemporaine, 18-21 novembre (vernissage le 17), Carrousel du Louvre, 99 rue de Rivoli, 75001 Paris, tlj 11h-20h. Le salon réunit quatre-vingts exposants. Entrée 70 F, étudiants 40 F, laissez-passer 250 F. Catalogue, 240 p., 100 F. Internet : www.parisphoto.photographie.com

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°92 du 5 novembre 1999, avec le titre suivant : Démarches singulières : les artistes de l’intime et du virtuel

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