Paris-New York, aller simple

Eugène Atget et Berenice Abbott, le maître et la disciple réunis à Carnavalet

Le Journal des Arts

Le 3 décembre 1999 - 910 mots

Au Musée Carnavalet, la rencontre entre un vieux photographe français, Eugène Atget (1857-1927), et une jeune photographe américaine collaboratrice de Man Ray, Berenice Abbott (1898-1991), sert de prétexte à cette double exposition de photographies d’architecture, de Paris pour le premier et de New York pour la seconde. Il en ressort que l’étude comparée de démarches photographiques peut ne pas convaincre, mais la photographie s’impose d’elle-même par un choix et un accrochage réfléchi.

PARIS. Il est tout à fait logique de vouloir rapprocher l’œuvre photographique d’Eugène Atget, consacrée en majeure partie à Paris et élaborée de 1898 à 1927, et le projet de couverture photographique du nouveau New York des années trente mené par Berenice Abbott entre 1935 et 1939. Abbott fut impressionnée par la démarche systématique d’Atget au point de vouloir la reprendre à son compte, avec toutes les corrections de culture, de technique, et d’intentions nécessaires. Arrivée à Paris en 1921, peu après Man Ray dont elle devient l’assistante dans son studio de portraits, avant d’installer son propre atelier, elle a rencontré le “père Atget”, voisin de Man Ray rue Campagne-Première, en 1925-1926, au moment où celui-ci est redécouvert par le groupe surréaliste. Mais à la différence des poètes et des écrivains, Abbott est attentive à l’attitude photographique d’Atget, à sa manière d’aborder la ville de l’intérieur et de la saisir par le cadre immuable d’une machine. Apprenant son décès peu après qu’elle eut réalisé des portraits du vieil homme, Abbott achète une partie du fonds Atget (1 400 négatifs et 7 000 tirages, aujourd’hui au MoMA). En 1929, elle rentre à New York pour faire fructifier son expérience parisienne de portraitiste, espoir bientôt ruiné par le krach financier. C’est ce qui la conduit à proposer en 1935 son projet Changing New York, qui transpose en quelque sorte la méthode de “portraits urbains” d’Atget dans une ville qui a vu construire dans les années vingt ses plus prestigieux gratte-ciel (le dernier est l’Empire State Building, en 1931). Parrainée par l’administration, le Museum of the City of New York et des aides du gouvernement, la mission photographique d’Abbott se concrétise par un ensemble de 300 photographies, dont une partie nous est montrée ici, avec les dossiers documentaires d’accompagnement et parfois des clichés rejetés par Abbott dans son choix définitif.

Variété des styles
On est d’abord frappé par la grande qualité technique des prises de vue (à la chambre 20 x 25 cm) et des tirages, mais surtout par la variété des types d’images, des styles même, comme si chaque photographie ou chaque série semblait être faite par un photographe différent. Là où l’on s’attendait à trouver une uniformité de vision, nécessaire pour la posture comparatiste qui guide le projet et la classification, ou l’ordonnancement d’un discours visuel sur la ville, Berenice Abbott module son attitude et ses points de vue sur les changements mêmes de la ville, sur la prise en compte des modifications spectaculaires intervenues en son absence, jouant de la chambre sur pied comme si elle était portative. Vues en plongée ou contre-plongée, contre-jours de poutrelles, devantures encombrées d’annonces et de publicités, petits métiers des rues, ombres inquiétantes, enseignes, jeux formels, changements d’échelle, confrontations de la statuaire, forcément anthropomorphique, et de la verticalité démesurée, partout on voit des réminiscences d’Atget imbriquées dans un modernisme de vision qui n’a rien à envier à Bourke-White, à Evans ou même au Friedlander des années soixante.

Exposer une démarche
À cette évocation magistrale parce qu’inattendue et juste, fait suite une tentative confiée par le Musée Carnavalet, détenteur de milliers de clichés d’Atget acquis de son vivant, à un commissaire indépendant américain, David Harris : mettre en évidence la cohérence d’Atget pendant près de trente ans, sa méthode de saisie des changements urbains – beaucoup moins spectaculaires qu’à New York – ou plutôt, de cette pérennité quasi provinciale de l’Ancien Régime qui marquait encore la ville des rois. Le louable souci d’exposer une démarche plutôt que de belles images cède pourtant à la nécessité d’inclure des photographies qui ne s’imposent pas esthétiquement. Retrouver une “démarche” engage ici quelques a priori et présupposés sur les intentions du photographe, en définissant la démarche comme un but en soi (artistique, sous-entendu), délié du poids d’une production documentaire et commerciale à l’intention de clients potentiels, une dimension occultée dans l’exposition. Organisé autour d’une typologie – l’Hôtel de Beauvais (aujourd’hui promis à une restauration abusive), les quais autour du Pont Neuf, la rue de Sévigné... –, le choix des images vise à montrer les placements de l’appareil, les plans rapprochés, les vues convergentes sur un édifice, le parcours topographique, qui reste néanmoins peu lisible en l’absence de bonnes données cartographiques, pourtant indispensables, et d’explications précises de ce qu’est un travail photographique. La démonstration achoppe sur cette dilution de l’attention, d’autant qu’elle n’est pas soutenue par la qualité parfois moindre des tirages, issus par principe des collections du musée – le scanner et la photogravure font des miracles de restauration dans le catalogue. Il est dommage que le prestige du maître Atget ne soit pas relevé pleinement devant l’excellence de la disciple Abbott.

EUGÈNE ATGET, Itinéraires parisiens - BERENICE ABBOTT, Changing New York, une ville en mouvement 1935-1939, jusqu’au 16 janvier, Musée Carnavalet - Histoire de Paris, 23 rue de Sévigné, 75003 Paris, tél. 01 42 72 21 13, tlj sauf lundi 10h-17h40. Catalogue Atget : David Harris, coédition Paris-Musées/Éditions du Patrimoine, 208 p., 180 bichromies, 245 F. Catalogue Abbott : Bonnie Yochelson, coédition Paris-Musées/Hazan, 176 p., 86 bichromies, 195 F.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°94 du 3 décembre 1999, avec le titre suivant : Paris-New York, aller simple

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