D’où vient l’image du Christ, comment s’est-elle transformée et imposée ?

Selon Neil MacGregor, elle a joué un rôle central dans l’évolution de l’art occidental

Par Emmanuel Fessy · Le Journal des Arts

Le 17 décembre 1999 - 2639 mots

Jésus Christ Superstar... l’image du Christ est devenue immédiatement identifiable, même pour ceux qui n’associent pas An 2000 et naissance de Jésus. Mais d’où vient « notre » Christ ? Quel sens conserve cette iconographie dans une société multiconfessionnelle et laïque ? Neil MacGregor, directeur de la National Gallery de Londres, qui prépare une exposition sur l’image du Christ, répond à ces questions dans l’entretien ci-dessous. Pour lui, « la peinture européenne a abordé les questions de la souffrance, de l’injustice surtout à travers le corps du Christ », et « la tradition de l’art chrétien a forgé un vocabulaire que les artistes ont su exploiter même en traitant des sujets non religieux ».

Il y a deux mille ans naissait le Christ. Au-delà de la commémoration, pourquoi s’interroger aujourd’hui sur l’image du Christ ?
Même si l’on n’est pas chrétien, l’image du Christ fait partie de notre patrimoine culturel : elle a indéniablement joué un rôle capital, peut-être même le rôle central dans l’évolution de l’art occidental. Au cours des siècles, c’est surtout à travers le corps du Christ que la peinture européenne a su aborder les questions de la souffrance, de l’injustice, et de la responsabilité que nous avons envers ces maux. Cette part de l’héritage chrétien et européen me paraît tout à fait d’actualité. Qu’elle soit personnelle ou qu’elle soit ressentie pour un inconnu victime d’une injustice, la souffrance est une constante de la vie humaine, et la manière dont on y réagit est une question essentielle. Les artistes se sont longtemps servi de l’image du Christ pour nous rappeler à nos responsabilités dans ce domaine. Je souhaiterais que cette problématique à la fois morale et visuelle soit davantage ressentie aujourd’hui. Pour une grande partie de nos concitoyens, l’an 2000 n’évoque que très vaguement l’anniversaire de la naissance du Christ. L’héritage chrétien est menacé d’oubli, et il serait erroné et grave de croire que la société laïque n’a aucun lien avec cette iconographie fondatrice.

Nos sociétés sont multiconfessionnelles. Quel sens particulier peut y prendre l’image du Christ ?
Le Judaïsme et l’Islam ont exclu la représentation de Dieu, mais d’autres religions s’y sont attachées et invitent à méditer les grands mystères de la vie à travers les images. Dans une société multiconfessionnelle, il me semble important de s’interroger non seulement sur l’image du Christ, mais aussi sur le sens de cette iconographie pour les non-chrétiens. Votre question en entraîne une autre, fondamentale : le christianisme peut-il être considéré comme une mythologie ? Nous avons l’habitude de lire les grandes mythologies grecques ou romaines à travers des thèmes qui concernent toute l’humanité. Nous comprenons tous que Iphigénie, Agamemnon, c’est NOUS.  Notre éducation ne nous amène pas encore à lire le christianisme de cette manière. Si l’on n’a pas la foi, on est susceptible de considérer sans importance personnelle le sujet d’œuvres d’art qui semblent n’illustrer que des dogmes dépassés. Il me paraît très important que l’Église, que la culture européenne insistent sur la valeur mythique de l’histoire du Christ, qui est l’histoire de chaque être humain.

Comment s’est imposée l’image du visage du Christ que nous connaissons aujourd’hui, celle d’un jeune homme barbu, aux cheveux longs, aux grands yeux bruns, au nez allongé ?
Les premières images du Christ sont des métaphores du Bon Pasteur, l’Agneau (Zurbarán, ill. 2), etc. Et les premières images de lui n’étaient pas des portraits, elles se limitaient à représenter les actions qu’il avait accomplies. Dans l’exposition, nous montrons la représentation la plus ancienne que l’on connaisse de l’histoire de la Passion (ill. 3, British Museum), qui date du Ve siècle. La figure du Christ y est visiblement fort généralisée. On le reconnaît par ses actions ou par ses attributs, et non par ses traits. L’idée d’un portrait n’arrive en fait qu’après la grande querelle iconoclaste, et dérive d’images miraculeuses censées être produites par le Christ lui-même : elles étaient donc, par leur nature, à la fois saintes, authentiques et à ressemblance garantie. Et c’est d’elles que nous vient “notre” Christ. C’est un phénomène que l’on trouve d’abord au Levant, et ensuite à Rome où, vers 1200, on découvre à Saint-Pierre-de-Rome un portrait miraculeusement transféré sur le voile avec lequel le Christ s’est essuyé le front au moment de l’agonie, la Vera icône, la vraie icône. Ce “portrait” romain a, pour en dire le moins, un air de famille avec ceux qui circulaient déjà dans le monde byzantin. L’Église invente sainte Véronique : celle qui a essuyé le front de Jésus. L’Église décide que ceux qui récitent des prières devant ce “portrait”, ou une copie de ce portrait, bénéficieront d’une indulgence de (au moins) dix jours. C’est un atout capital. Et c’est surtout grâce à ce lien entre l’image de Saint-Pierre et l’indulgence que s’est diffusée cette image dans toute l’Europe, et qu’elle est devenue le Christ que nous “reconnaissons” tous. L’idée de l’image miraculeuse a fasciné les peintres, qui ont voulu garder dans leurs créations cet élément de prodige. Mellan grave son sublime portrait en n’utilisant qu’une seule ligne (ill. 4). On retrouvera “notre” Christ partout, comme derrière le jeune homme de Petrus Christus (ill. 1) ou sur le Saint Suaire de Turin...

En plus de cette image désormais définie, les artistes devaient porter le message de l’Église. Quelle marge de liberté leur restait-il alors ?
Elle était très grande. Les théologies différentes de la Cène, du Christ au mont des Oliviers le prouvent. À l’artiste revient de déterminer la réaction affective du spectateur face à ce qu’il représente. Chaque tableau est une invitation à réagir, et l’artiste peut manipuler le spectateur. À lui aussi de choisir la réaction des autres personnes présentes pendant l’événement en question. Ainsi, une descente de Croix offre à l’artiste un groupe de personnes qui réagira à sa manière à cette mort brutale et injuste. La Vierge restera-t-elle debout ? Va-t-elle s’évanouir, va-t-elle être soutenue et comment ? Quel sera l’équilibre entre la douleur de l’un et le besoin de secourir de l’autre ? Là, chaque artiste devient un auteur dramatique.

Un metteur en scène plutôt, puisque la pièce est déjà écrite.
Non, car l’Évangile ne parle que très peu des réactions de ceux qui sont au pied de la Croix ou de ceux qui enlèvent le corps de Jésus. L’artiste est l’auteur des émotions des personnages secondaires, donc de nous-mêmes.

Des artistes sont-ils allés au-delà de l’Évangile pour imaginer des chapitres de la vie du Christ ?
Oui, surtout pour les scènes de l’enfance du Christ. On le voit travailler par exemple avec saint Joseph charpentier, comme chez Georges de La Tour, mais en ce qui concerne la vie adulte, les inventions sont moins fréquentes. L’Église a plutôt cherché a suivre fidèlement les Évangiles. L’exégèse conduit à développer à l’infini les aspects connus, les différentes étapes d’un incident capital (comme dans l’élaboration de l’iconographie de la Passion), plutôt qu’à s’attaquer aux manques.

Il est vrai que l’on connaît surtout l’image d’un Christ adulte, telle que nous l’évoquions tout à l’heure.
Le Christ enfant a, avant tout, un autre rôle.  Il est représenté pour nous rappeler que Dieu s’est fait homme par amour, s’est fait non seulement homme, mais enfant, tellement faible qu’il aura besoin de notre amour pour survivre. Le but de l’artiste est souvent de susciter un élan sentimental. Mais le sentiment est en partie tragique. Un tableau comme la Vierge de Bellini (ill. 5) montre que Dieu s’est fait homme afin de mourir pour nous – le sommeil de l’Enfant et la résignation de sa mère annoncent que tout est écrit : c’est un Dieu qui va souffrir et mourir.

C’est pour ces raisons que la représentation d’un Christ adolescent est, elle, encore plus rare.
Tout à fait. L’Évangile parle très peu du Christ adolescent, une seule fois lorsqu’il quitte ses parents et reste dans le temple, à Jérusalem, pour discuter avec les prêtres. C’est avec cette “fugue” de Jésus que Joseph et Marie se rendent compte de la mission de leur enfant. C’est souvent un sujet difficile – montrer un Christ “désobéissant”, un moment de rébellion adolescente –, mais la réaction de ses parents se complique parce que, selon l’Église, la Vierge savait dès le départ quel serait le destin de son fils.

Quelle influence a eu l’image du Christ sur l’art, et comment un artiste contemporain peut-il la représenter ?
Pour l’art occidental, jusqu’à ce siècle, la tradition de l’art chrétien a forgé un vocabulaire que les artistes ont su exploiter même en traitant des sujets non religieux. Prenez, par exemple, le triptyque d’Otto Dix qui évoque les ravages de la Première Guerre mondiale. Il s’agit en fait d’une reprise et d’une interprétation du retable de Grünewald, à Colmar. Le vocabulaire choisi par Grünewald pour décrire une souffrance à la fois universelle et potentiellement rédemptrice est repris par un artiste non-croyant pour exprimer la même réaction à une douleur suscitée par un événement inexplicable.
De manière tout a fait comparable, lorsqu’au début du siècle la très peu croyante Käthe Kollwitz a voulu protester contre les conditions sociales, à Berlin, elle a repris dans ses grandes eaux-fortes le célèbre cadavre du Christ peint par Holbein pour représenter le prolétariat industriel, innocent, courageux et martyrisé. On pourrait multiplier les exemples. Le corps du Christ incarne la douleur universelle et reste un symbole immédiatement lisible, capable encore de nous émouvoir tous. Il s’agit là d’un des grands triomphes de la peinture religieuse en Europe. Surtout depuis la tradition franciscaine, insistant sur la nécessité de sentir tout ce que le Dieu incarné a enduré, l’œil occidental est pour ainsi dire “préprogrammé” grâce aux images sans cesse répétées, comme la Vierge à l’Enfant, le Christ souffrant, la Pietà. Même aujourd’hui, même dans des contextes purement terrestres,  la vision de la souffrance convoque chez le spectateur européen les réactions que recherchaient les franciscains et les grands peintres religieux à travers les siècles – la culpabilité, qui nous amène ensuite à la charité et à l’amour. Angoisse, culpabilité et élan charitable : qu’il s’agisse d’une Pietà ou d’images du Kosovo à la télévision, ces trois réactions restent les mêmes chez les Occidentaux formés par cette éthique visuelle.

Existe-t-il encore une image universelle du Christ ?
Le Christ de sainte Véronique, qui avait au début un visage au teint levantin, s’est transformé au cours des siècles en un Christ rigoureusement européen. Au XIXe siècle, les coloniaux pouvaient encore transporter avec eux leur Christ authentifié, autorisé : un Christ européen. Aujourd’hui, bien sûr, l’idée d’un Christ européen n’est plus de mise. On en trouve d’autres, sous des traits philippins, africains, indiens. L’idée d’un “portrait”, reconnu et garanti dans plusieurs parties du monde, n’a plus droit de cité. On revient donc aux premiers siècles de l’Église, où l’on reconnaît Jésus non par ses traits mais par ce qu’il fait, parce qu’il porte une croix, parce qu’il guérit les aveugles, il ressuscite Lazare.

L’image de sainte Véronique reste néanmoins actuelle, car le succès de certaines images profanes s’explique largement par leur ressemblance à l’image du Christ. Je pense aux photographies de Che Guevara, vivant ou mort.
Cela rejoint ce que je disais à propos d’Otto Dix. La grande ironie avec Che Guevara, c’est d’avoir, pour un héros anticlérical, une photographie qui reprend les attributs du Christ souffrant, de l’injustice. Et les révolutionnaires y réagissent exactement comme s’il s’agissait d’un “Ecce Homo” – en se lamentant face à la mort brutale d’un leader adoré. Par un beau paradoxe, aujourd’hui, l’Église d’Angleterre reprend cette image de Che Guevara et la retransforme en Christ, sous les traits du leader sud-américain, dans une campagne pour encourager les vocations, gagner des fidèles et montrer que le Christ, homme d’action, agitateur politique, est toujours un homme de notre siècle. Il s’agit donc d’une deuxième inversion, re-sacralisant cette fois ce “portrait”. La force associative du patrimoine de l’art chrétien conserve toujours une force étonnante.

Pour vous, les images du Christ conservent forcément une valeur religieuse, même quand elles sont exposées dans des lieux profanes, comme les musées ?
L’opposition que l’on cherche souvent à établir entre l’œuvre d’art et l’œuvre religieuse me semble trompeuse. Le premier tableau à entrer à la National Gallery, le Lazare ressuscité de Sebastiano del Piombo, a été commandé par un cardinal lors d’un concours dans lequel il était opposé à Raphaël. Raphaël a gagné (avec la Transfiguration), mais les deux tableaux ont été conçus, et exposés, dans un contexte à la fois esthétique et spirituel, et tous deux devaient, dès le début, charmer l’œil et renforcer la foi du spectateur. Je vois mal pourquoi cela ne serait pas encore possible. Si l’on dit aujourd’hui que les musées ont pris la place des églises, je rappellerai que presque partout, en Europe, un fort élément anticlérical a été au cœur de l’idée du musée. Ainsi, en France et en Allemagne, par exemple, les saisies révolutionnaires ou anticléricales ont nourri les musées nationaux. Elles ont désacralisé des tableaux qui ont été transformés en œuvres d’art. Lors de la Restauration, les conservateurs ont été bien obligés d’insister sur les aspects non religieux des œuvres ; ils ont dû souligner leur importance artistique et historique pour empêcher, dans la mesure du possible, leur restitution à l’Église. Ce passé compliqué mais entièrement compréhensible explique qu’il soit souvent difficile de parler de tableaux religieux dans les musées. L’an 2000 permet de reposer la question. L’un des buts de l’exposition est de montrer que les tableaux religieux peuvent garder dans les salles d’un musée leur dimension spirituelle. Chaque visiteur est bien sûr libre de trouver ce qui l’intéresse, mais chaque tableau religieux a un but spécifique, qui est différent de celui d’une œuvre profane : transformer l’âme du spectateur. Même pour un non-chrétien, de tels tableaux offrent la possibilité de s’interroger sur sa propre vie, sur son destin. Les deux significations du mot “contemplation” se rejoignent.

Un livre pour comprendre
De la Création à l’Apocalypse, Dominique Ponnau veut redonner des clefs pour comprendre l’art judéo-chrétien, qu’il se soit exprimé à travers un manuscrit médiéval, des tableaux de Bosch, Poussin, Vélasquez ou Chagall. Pour l’auteur, « le visage du Christ fonde l’art en christianisme » et « l’artiste, en Christ, n’est pas un démiurge, un idolâtre. Il est le disciple du potier divin ». Chaque œuvre est accompagnée d’extraits de la Bible ou des Évangiles et d’un commentaire, parfois lyrique, du directeur de l’École du Louvre, président de la Commission pour la sauvegarde et l’enrichissement du patrimoine cultuel.
- Dominique Ponnau, Figures de Dieu, la Bible dans l’art, 220 p., 385 F. ISBN 2-909317-78-1

Un film à écouter
Observateur des grandes métropoles et de leurs habitants (New York, Tokyo, Rome, Moscou), photographe de mode et cinéaste (Qui êtes vous Polly Magoo ?, Mr Freedom…), William Klein offre, deux jours avant la veillée de Noël, « son » Messie. Il a mis en images la Nativité, la Passion, la Résurrection, en s’appuyant sur le Messie de Haendel, ici magistralement dirigé par Marc Minkowski. Son message est simple : la souffrance est toujours de ce monde, la foi peut donner l’espoir à certains, même si elle n’empêche pas le mal. Le film mêle des images d’horreur – des scènes de violences insoutenables au Liberia – à celles de chœurs de prisonniers noirs participant à un programme de réhabilitation par la religion et le chant, ou de policiers blancs interprétant la partition de Haendel, en alternance avec le chœur et l’orchestre des musiciens du Louvre. Klein stigmatise les détournements de la religion, des bondieuseries de pacotille au marketing musclé américain du « Power Team ». À défaut d’être véritablement inspiré et en prenant souvent au pied de la lettre le texte de l’oratorio, Klein a choisi une voie moyenne. Il illustre les mots, montre leur pertinence ou leurs contradictions. Cette sagesse lui fait au moins éviter le pire et toute provocation gratuite.
- William Klein, Marc Minkowski, Haendel, Le Messie, sortie le 22 décembre, durée 1h57

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°95 du 17 décembre 1999, avec le titre suivant : D’où vient l’image du Christ, comment s’est-elle transformée et imposée ?

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