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L’ACTUALITÉ VUE PAR

Thomas Krens : « Comprendre l’environnement local à Abou Dhabi »

conseiller de la Fondation Guggenheim pour l’international

Par Roxana Azimi · Le Journal des Arts

Le 3 juin 2008 - 1584 mots

Thomas Krens décrypte le projet d’implantation de la Fondation Guggenheim sur l’île de Saadiyat à Abou Dhabi. Directeur de la Fondation Solomon R. Guggenheim depuis 1988, Thomas Krens, 61 ans, quittera ses fonctions le 1er juillet.

Durant son mandat, il a été vivement critiqué pour avoir initié une politique de multiplication de succursales, de Bilbao à Berlin en passant par Venise et Las Vegas. Aujourd’hui conseiller senior auprès de la Fondation pour les affaires internationales, il pilote le projet d’implantation du Guggenheim à Abou Dhabi (Émirats arabes unis), dont la construction a été confiée à Frank O. Gehry. Selon nos informations, il va créer une agence de projets culturels avec une équipe de curateurs. Il commente l’actualité.

Comment le projet du Guggenheim à Abou Dhabi évolue-t-il ?
Bien. Nous avons eu des projets plus ou moins similaires par le passé, et nous pouvons mieux travailler grâce aux mauvaises expériences que nous avons pu faire. Mais l’échelle et le contexte sont très différents de ce que nous avons pu connaître à Bilbao [Espagne] ou ailleurs, où nous avions étudié la faisabilité d’un seul musée et non pas d’un ensemble de cinq institutions.

L’équipe curatoriale est-elle déjà formée ?
Non, elle est en cours de formation, car nous n’avons signé notre accord qu’en novembre 2007, et Frank O. Gehry a signé son contrat récemment. Nous disposons au Guggenheim d’une équipe importante de conservateurs que nous allons compléter avec des gens travaillant spécifiquement sur ce projet. Nous avons invité pour une durée de trois mois seize curateurs du Moyen-Orient, du Maroc à l’Iran en passant par l’Égypte et la Turquie. Leur mission consistera en l’examen des maquettes et l’approche des questions culturelles locales. Car la différence entre Abou Dhabi et Bilbao, c’est que Bilbao est de culture européenne. Là, nous devons mettre en place un dispositif pour comprendre l’environnement local.

Comment allez-vous vous coordonner avec le Louvre-Abou Dhabi, qui disposera aussi d’une section dédiée à l’art moderne et contemporain ?
Le Louvre a 24 000 m2 pour traiter de toutes les civilisations et dix-neuf musées français y sont parties prenantes. Nous avons 42 000 m2 dédiés uniquement au moderne et contemporain. Le calcul est vite fait. Mais nous sommes voisins et notre intérêt à tous deux est de coopérer. Nous tenterons de formaliser nos échanges quand notre équipe sera établie. Je prévois des réunions régulières de coordination.

Quand commencerez-vous à acheter des œuvres pour la collection et de quel budget disposez-vous ?
Nous commencerons nos achats sans doute cette année. Concernant le budget, il n’y a pas de paramètre exact. Nous disposons d’un ordre de grandeur, mais cela ne veut pas dire que cette somme sera divisée sur cinq ou dix ans. Nous devons d’abord voir quels sont nos objectifs et sur quelles régions du monde nous concentrer. [Le Guggenheim-Abou Dhabi] ne sera pas une institution occidentale. La majeure partie du programme traitera du Moyen-Orient et de l’Asie, dans un équilibre entre global et local. On ne peut plus regarder un art, surtout le contemporain, comme étant purement local. Une analogie avec Bilbao est possible. Si nous avons eu du succès là-bas, ce n’est pas seulement grâce à l’architecture du bâtiment, mais aussi parce que beaucoup d’argent a été consacré à l’achat d’artistes espagnols et basques. En outre, nous avons organisé à New York trois rétrospectives d’artistes basques, Eduardo Chillida, Cristina Iglesias et Jorge Oteiza, ce que nous n’aurions sans doute pas fait sans le partenariat avec Bilbao.

Combien d’années vous donnez-vous pour bâtir cette collection ?
Au minimum vingt ans. À Bilbao, nous avons dépensé dix millions d’euros par an depuis 1994-1995 pour bâtir une collection substantielle qui compte notamment Richard Serra, Jeff Koons. Nous venons d’acheter soixante-trois Cy Twombly. Lorsque, dans dix ans, nous aurons atteint le premier terme de notre contrat avec Bilbao, nous nous mettrons autour de la table pour savoir si nous souhaitons continuer ensemble, ou si le nom « Guggenheim » doit être effacé. C’est possible qu’il le soit. Ces accords ne sont pas faits pour durer ad vitam æternam. Par sa réputation, son expertise, son expérience et sa collection, Bilbao sera capable dans dix ans de continuer seul. Le mécanisme a été mis en place pour qu’il puisse être indépendant. C’est la même chose pour Abou Dhabi. Quand vous créez une collection, vous plantez les graines de l’indépendance, sinon ce serait une association colonialiste.

Combien d’œuvres du Guggenheim allez-vous mettre en dépôt ?
Ce n’est pas spécifié dans le contrat et nous n’avons pas encore décidé.

N’y a-t-il pas des risques de censure aussi bien dans la collection que dans les expositions ?
La question de la censure n’a jamais été soulevée dans les discussions tant officielles que non officielles. Je suis parfaitement conscient que nous nous trouvons dans une région dont la culture est différente. Mon travail n’est pas celui d’un activiste politique. Nous avons par exemple la plus grosse collection à New York de photographies de Robert Mapplethorpe. 30 % de ces œuvres ne pourraient être montrées à New York, car nous choquerions notre public. Quelqu’un vient-il me poser la question de la censure à New York ? Toutefois, je pense que ce ne serait pas une bonne idée de commencer à Abou Dhabi avec des photos de Mapplethorpe…

Le Guggenheim a aménagé un espace d’exposition au sein de l’hôtel Emirates Palace, à Abou Dhabi. Comptez-vous y organiser un événement avant l’ouverture du musée ?
Nous comptons en faire deux ou trois dans les cinq ans à venir. L’une porterait sur la collection permanente, une autre pourrait traiter – mais ce n’est pas encore décidé –, du séjour de Frank Lloyd Wright à Bagdad. Celui-ci avait été invité au début des années 1950 avec Walter Gropius et Le Corbusier à réaliser six bâtiments publics. C’est le seul des trois architectes à avoir regardé activement l’histoire et les matériaux utilisés au Moyen-Orient. On fera aussi sans doute une exposition d’art contemporain. Cela semblait plus approprié au début de commencer avec les chefs-d’œuvre de l’art islamique au Kremlin, la Collection Khalili plutôt que Jeff Koons. Le rythme changera graduellement et un premier changement va se faire avec l’exposition Picasso [montée par le Musée Picasso de Paris] qui a commencé le 27 mai.

Les Émirats doivent aujourd’hui faire face aux plaintes des travailleurs étrangers à propos de leurs conditions de travail. Un protocole est-il prévu pour la construction des musées sur l’île de Saadiyat afin que les conditions de travail soient conformes aux normes occidentales ?
La construction commence tout juste, et je ne pense pas qu’il y ait de protocole particulier. Mais j’ai l’impression que le climat change. Le travail est mieux organisé, des investissements ont été faits en ce sens. Mais vous ne pouvez pas provoquer des changements sociaux sans prendre du temps. Voilà cinq ans, j’aurais à peine imaginé accorder un entretien sur un musée à Abou Dhabi. Qui aurait cru qu’un musée américain puisse être dessiné par un architecte juif au Moyen-Orient ?

Ne craignez-vous pas qu’en affichant des labels occidentaux, les futurs musées d’Abou Dhabi puissent devenir des cibles pour des terroristes ?
Tout est une cible potentielle. Un musée l’est-il plus qu’une chaîne de fast-food ?

Avez-vous été étonné par la controverse en France sur le projet du Louvre-Abou Dhabi ?
Non. La structure des institutions culturelles est tout entière tournée autour des questions de préservation et conservation et, en plus, la bureaucratie y est très lourde. Le Guggenheim a connu les mêmes critiques pendant des années. Le propos n’est pas de construire un empire, ou un parc immobilier. Le monde est large et la culture n’est pas la seule propriété de New York, Paris ou Londres. Les cultures en Asie et au Moyen-Orient étaient pendant des siècles voire des millénaires bien plus sophistiquées que la culture européenne.

Le projet de musée à Vilnius (Lituanie), pour lequel Zaha Hadid vient de remporter le concours architectural, portera-t-il le nom de « Guggenheim » ?
Il y a plus de chance qu’il porte celui d’« Ermitage » [le Musée de Saint-Pétersbourg]. Notre objectif n’est pas de faire autant de musées que possible. Lorsque nous sommes sollicités pour une étude de faisabilité, les premières choses que l’on regarde, ce sont le projet, les ressources, la localisation. Les villes ne s’ouvrent pas juste comme cela et ne vont pas offrir le meilleur emplacement. C’est une entreprise politique, sociale et esthétique complexe. Dans le cas de Vilnius, nous avons fait les études de faisabilité, lancé un concours architectural, tenté de réunir les forces locales et d’engager une discussion. Nous pourrions être partenaires, mais, à ce stade, nous ne le sommes pas.

Combien de temps resterez-vous au Guggenheim ?
Je vais m’occuper du projet d’Abou Dhabi pour les cinq ans à venir.

Avec la fermeture du Guggenheim à Las Vegas et l’abandon de certains projets, pensez-vous que votre modèle de globalisation soit encore valide ? Devrait-il évoluer ?
Las Vegas avait été conçu pour durer sept ans. À la fin, nous nous sommes demandé si les ressources mises à Las Vegas ne seraient pas plus utiles ailleurs, par exemple à Vilnius. C’est une question d’intuition, vous sentez que c’est fini, même si le bâtiment de Rem Koolhaas était formidable et que nous avons gagné de l’argent là-bas. Quant au modèle, je ne pense pas qu’il y en ait réellement un. Le Guggenheim de Berlin, destiné à un public plus sophistiqué, est différent de celui de Las Vegas. Las Vegas n’a jamais eu d’impact culturel sur New York, Abou Dhabi en aura.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°283 du 6 juin 2008, avec le titre suivant : Thomas Krens : « Comprendre l’environnement local à Abou Dhabi »

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