Art moderne

La Suisse, un terrain vivace

Par Frédéric Bonnet · Le Journal des Arts

Le 21 mai 2008 - 1387 mots

Particulièrement dynamiques, artistes et institutions helvétiques apparaissent intimement liés, au profit d’une véritable émulation de la scène contemporaine. Tentative de décryptage.

Souvent considérée comme un pays « à part », la Suisse l’est aussi dans le domaine des arts visuels où, étroitement liés dans le processus de développement culturel, artistes et institutions contribuent à y entretenir une vitalité jamais démentie et toujours vivace.
Héritier des années 1970 et encore resserré à la fin du XXe siècle, le très dense maillage de struc-tures dévolues à l’art contemporain n’y est pas pour rien, qui fait du pays un cas sans doute unique sur le territoire européen.
Y voisinent étroitement des bâtiments de natures diverses – musées avec ou sans collections, Kunsthalle, espaces à vocation plus expérimentales… S’ils ne font pas tous montre de la même énergie ni visibilité, ils participent d’un mouvement global tout en fondant leur action sur des projets et non sur des critères préétablis.
Le « boom » tant commercial que populaire de l’art contemporain, à partir des années 1990, s’est en outre traduit –pour reprendre les mots de Beatrix Ruf, directrice de la Kunsthalle de Zurich – par un « processus de consolidation » et une « attraction » encore accrue de ce segment culturel, des phénomènes vecteurs d’expériences.
Ainsi, cette dernière institution n’a-t-elle trouvé de locaux fixes qu’en 1996, en s’installant dans l’immeuble du Löwenbrau Areal où se sont regroupés concomitamment le Migros Museum für Gegenwartskunst et les principales galeries de la ville, telles Hauser & Wirth, Eva Presenhuber, Peter Kilchmann ou Bob van Orsouw, donnant naissance à un énorme complexe d’activités. À la même époque, Genève s’est même prêté, avec le Musée d’art moderne et contemporain (Mamco) inauguré en septembre 1994, à une nouvelle forme de gestion mixte qui voit un musée de service public géré par une fondation de droit privé. Sans collection à son ouverture, l’établissement, qui a déjà réalisé 300 expositions, a pu, depuis, acquérir quelque 1 500 œuvres.
Si, avec à peine plus de 41 000 km2, une superficie comparable à celle des Pays-Bas, la Confédération helvétique offre une densité de lieux de promotion artistique incomparable, elle le doit à sa nature politique qui entretient l’émulation. L’existence de vingt-six cantons engendre en effet vingt-six politiques culturelles distinctes, d’autant plus ancrées localement que le gouvernement fédéral n’intervient que fort peu dans le domaine culturel. À cheval entre plusieurs cultures, la Suisse a toujours connu une ouverture et une diversité naturelles, qui jamais ne rencontrèrent le besoin d’être théorisées en tant qu’exercice de réflexion ou de style.
En outre, le fait qu’un pays, qui plus est de petite taille, se pare de trois centres artistiques importants – Genève, Bâle et Zurich –, constitue là encore un caractère unique et permet nombre de développements. D’autant que le pays n’est pas pauvre et que les soutiens à la création y sont toujours apparus naturels.

Dynamique secteur privé
Comme le souligne Corinne Charpentier, anciennement responsable du centre d’art contemporain de la Synagogue de Delme (Moselle) et directrice depuis septembre 2007 du centre d’art Fri-Art, à Fribourg : « Cette densité de l’offre est rendue possible par le fait que le pays est riche, mais aussi en raison des nombreux acteurs privés qui se sentent concernés par la vie culturelle de leur territoire. Il peut s’agir de personnes activement impliquées dans des associations, de fondations qui définissent des critères variés pour leurs actions de soutien et entretiennent ainsi une diversité d’orientations, ou du mécénat d’entreprise, de longue date ancré dans les mentalités et très actif dans la réalisation de projets. »
S’il est un acteur incontournable du dynamisme artistique, le secteur privé semble toutefois, pour partie au moins, progressivement redéfinir ses actions et ses priorités. À commencer par la tradition bourgeoise, héritée de la Renaissance, d’enrichissement des collections publiques, qui a fait la fortune de certains musées. Le soutien privé se réorienterait vers des initiatives individuelles, sans doute plus porteuses en termes d’image et de reconnaissance, telle la Fondation Beyeler, installée à Bâle en 1997, forte d’une fréquentation de près de 390 000 visiteurs en 2007. Ou encore, dans la même ville, le spectaculaire Schaulager conçu par les architectes Herzog & de Meuron, inauguré en 2003, qui conserve la prestigieuse collection Emmanuel Hoffmann sans la montrer, tout en ne proposant qu’une exposition par an.
La forte vitalité (et visibilité) institutionnelle trouve en écho celle de la scène créative, qu’elle soutient avec une belle constance et qui, à n’en pas douter, est un des facteurs incitant les artistes à rester au pays.
Ainsi, si certains sont partis, souvent tentés par l’aventure américaine (à l’instar d’Olivier Mosset, d’Ugo Rondinone ou d’Urs Fischer), ou la France (Thomas Hirschhorn), voire Berlin (Shahryar Nashat), force est de constater que la Confédération garde son pouvoir d’attraction, y compris auprès des stars : Fischli & Weiss, Pipilotti Rist, John M. Armleder ou Sylvie Fleury, pour ne citer qu’eux, lui sont restés fidèles. Et le gros de la jeune génération semble peu enclin à l’exode. Même lorsque ses membres bénéficient de relais de poids à l’étranger, comme Andro Wekua, toujours installé à Zurich alors qu’il est particulièrement défendu par la Gladstone Gallery, à New York.
Les conditions de travail et de visibilité en Suisse paraissent il est vrai idéales, du point de vue de l’enseignement comme de celui des possibilités d’exposition. Avec un réseau d’écoles de grande qualité et bien dotées, aux enseignants convenablement rémunérés et donc disponibles (Haute école d’art et de design de Genève, École cantonale d’art de Lausanne, Hochschule für Gestaltung und Kunst de Zurich…), et un système d’aides important – nombreuses bourses, achats de soutien, aides à la publication… –, les étudiants trouvent d’importants appuis au démarrage, gages d’une certaine sérénité. D’autant plus que les moyens d’exposer ne manquent pas, y compris dans les grandes institutions à audience internationale qui, tel le Mamco, réservent quelques salles à la création locale. Ou le Centre d’art contemporain de Genève, lequel, en plus de fréquentes monographies consacrées à des artistes suisses émergents, organise tous les ans, sous le titre « Genève, artistes et créateurs d’aujourd’hui », une présentation d’une douzaine de personnalités en devenir.
Très solidaires, beaucoup d’artistes développent un voisinage étroit, une communauté intellectuelle, tout en s’impliquant souvent dans l’activité de lieux de diffusion, établis ou expérimentaux, à l’instar des espaces d’exposition Circuit à Lausanne ou Forde à Genève.
Si la création helvète d’aujourd’hui offre une absolue diversité, où il est possible de retrouver tous les modes d’interrogation et les créneaux stylistiques visibles à l’international, il est une spécificité qui tient dans cette singulière conjonction d’artistes ayant fait des recherches d’ordre pictural le fondement de leur démarche. Ce mouvement a été initié à l’origine, dans les années 1980, par Armleder, Mosset et Helmut Federle, et amplifié par une plus jeune génération, dont tous les protagonistes, parmi lesquels Francis Baudevin, Stéphane Dafflon, Philippe Decrauzat ou Luc Aubort, basés en Suisse francophone, sont autant d’héritiers de l’Art concret. Un courant réactivé loin de tout dogmatisme, avec des propositions souvent décalées voire humoristiques. Tous ces artistes, en outre, trouvent entre eux des points de « réelle connivence, étant liés par un horizon culturel où la musique joue un rôle majeur comme champ de référence », relève Christian Bernard, directeur du Mamco. Le critique d’art Christian Besson et Julien Fronsacq, curateur au Palais de Tokyo, à Paris, ont d’ailleurs récemment concocté une exposition consacrée à ces pratiques et leurs dérivés. Le premier volet, intitulé « Abstraction étendue. Une scène romande et ses connexions », vient d’être récemment présenté à l’Espace de l’Art concret, à Mouans-Sartoux (Alpes-Maritimes), avant une suite prévue sous le titre « Abstraction Extension » à la Fondation pour l’art contemporain Claudine et Jean-Marc Salomon, à Alex, en Haute-Savoie, au mois de juillet prochain.
Attention toutefois à ne pas faire de cette communauté de vues une loupe déformante, laquelle, à trop amplifier un phénomène, finirait par masquer la réalité : un univers bien plus divers et complexe.
Nombre d’artistes et non des moindres, parmi lesquels Emmanuelle Antille, Silvia Bächli, Fabrice Gygi, Genêt Mayor ou Sylvie Fleury, ne sont en rien (ou pour très peu) liés à la peinture. À moins que, ainsi chez Jean-Frédéric Schnyder, celle-ci ne serve de prétexte à développer dans le tableau la quintessence de l’humour et de l’être helvète : une forme de « suissitude » en quelque sorte.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°282 du 23 mai 2008, avec le titre suivant : La Suisse, un terrain vivace

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