Design

Martin Szekely : « Ni maîtres, ni modèles »

Par Gilles de Bure · Le Journal des Arts

Le 24 avril 2008 - 1171 mots

Le designer Martin Szekely expose actuellement sa série Concrete à la galerie Kreo, à Paris. Figure essentielle de la scène internationale, il travaille indifféremment pour l’industrie ou pour le compte de ses intuitions

Créateur discret, voire secret, le designer Martin Szekely est l’une des figures essentielles, quoique totalement singulière et autonome, de la scène française et internationale. Il expose actuellement sa série dernière née, Concrete, à la galerie Kreo.

En 1983, votre toute première création, la chaise longue Pi, vous révèle. Il s’agissait d’un objet très dessiné, très expressif, voire acéré. Depuis, vous n’avez cessé de gommer toutes les aspérités, de travailler à l’économie, au point d’être même, un jour, qualifié de « designer furtif ». Votre nouvelle série, Concrete, confirme cette tendance à l’économie, cette tentation au « Less is more » chère à Mies van der Rohe. Qu’en est-il ?
Il est vrai qu’aux tous débuts, le dessin primait. Le dessin, le geste, la graphie. Au fil du temps, je me suis rendu compte que je pouvais me passer de la graphie, ne pas figer ma démarche par le dessin. Il s’agissait pour moi de mettre le geste à distance, de faire, en quelque sorte, un état du monde au cœur d’un périmètre extrêmement circonscrit ; ceci, au jour J d’un état technique et culturel donné. Ainsi, pour mes étagères dont le but ultime est de disparaître. Pour ce qui concerne Concrete, entièrement réalisée en béton fibré Ductal, ce qui m’intéressait, c’était de faire basculer ce matériau propre à l’architecture dans l’échelle de l’objet domestique.

Concrètement, comment travaillez-vous, comment projetez-vous vos intentions ?
Je vous l’ai dit, je ne dessine plus. Il ne s’agit pas, pour moi, d’imposer ma marque, mon style, mon écriture, mais de tendre à une économie, une fois encore, qui permette l’échange. Les éléments avec lesquels je travaille sont extérieurs à ma personne. Ce n’est pas un défi, mais bien plutôt une attitude morale. Mon propos n’est pas de changer le monde, ni même de l’améliorer, mais cette volonté d’économie de moyens et de résultats qui m’anime et me guide, relève effectivement de la morale et, pourquoi pas du politique.
Trois éléments essentiels constituent ma façon d’aborder les problèmes et donc mon travail : le thème envisagé (culture, histoire, références…), le mode de réalisation (les circonstances, la logique constructive, les moyens mis à disposition, le pays…) et à qui l’on s’adresse. Le dernier point est essentiel, car tous ces objets que nous créons, qui sont entre nous, sont faits en réalité pour que nous nous rencontrions.
À ces trois éléments, déterminants pour moi, s’en greffent d’autres, tels, par exemple, la mise à distance du geste ou l’élaboration d’un langage universel. Vous voyez bien que tout cela ne passe plus par le dessin au sens classique du terme.

Vous travaillez indifféremment pour l’industrie et des structures plus légères comme la galerie Kreo. On pense notamment à des produits comme le verre Perrier réalisé à plus de 15 millions d’exemplaires ou au mobilier urbain pour Jean-Claude Decaux et à des créations plus confidentielles… Existe-t-il une différence entre design de galerie et industriel et cela affecte-t-il votre manière de réfléchir ?
Pas vraiment. Simplement, dans le cas de ce que vous appelez le « design de galerie », le troisième élément que j’évoquais, « à qui s’adresse-t-on ? », n’est pas essentiel. C’est un travail qui trouvera son public d’une manière plus aléatoire, mais le but premier n’est pas la diffusion. Là, il s’agit plus d’expérimentation, de recherche, de vérification des hypothèses. Naturellement, cela permet de pousser plus loin et, sûrement, d’être plus radical encore. J’ai récemment entendu Jean Nouvel déclarer : « La répétition, c’est le rapetissement ». J’adhère tout à fait à cette déclaration. Et le travail de recherche que je mène avec la galerie Kreo est une excellente manière d’éviter la répétition. En bref, je dirais que travailler pour l’industrie, c’est œuvrer sur une réalité ; pour une galerie, c’est se laisser guider par une intuition, un supposé, une projection.
Que pensez-vous de la situation et de la scène du design français et international actuellement ? Comment et où vous y situez-vous ?
Je mène un travail solitaire et sincèrement, je n’ai pas de commentaires sur la situation et la scène. Je me nourris de beaucoup d’autres choses pour arriver à ce que j’appelle l’état du monde. Cela m’oblige à prendre en compte le globe dans son ensemble et à ne pas le limiter au seul design. Et de ce monde, Milan – qui est comme chacun sait la Mecque du design – n’est pas pour moi le centre. Je n’expose pas à Milan. Je tire, peut-être, ma force et ma spécificité d’être hors de cet univers et de n’être pas obligé de livrer, chaque année, une copie neuve.

Vous avez pourtant beaucoup exposé : au Centre Pompidou, à Paris, et au Guggenheim Museum de New York, aux Arts Décoratifs à Paris et au Victoria and Albert Museum de Londres, à la Fondation Cartier, à Paris, et au Musée d’art moderne de Tel Aviv… Est-ce important pour un designer d’être ainsi montré dans de grandes institutions ?
Bien sûr, c’est important, à la fois utile et satisfaisant. Mais il s’agit surtout d’étapes dans une trajectoire et d’un moyen de faire le point sur une situation. À cet égard, l’exposition rétrospective que m’a consacrée le Grand Hornu, à Hornu, en Belgique, en 1999, a été pour moi capitale. C’est à ce moment précis que j’ai décidé d’abandonner le dessin au profit de la réflexion et de la situation. C’est d’ailleurs à cette période qu’a été conçue l’armoire qui fut qualifiée de « design furtif ».
On parle beaucoup, en ce moment, des nouveaux territoires d’expression des designers : « éco design », « food design », « sound design »… Sont-ce des territoires que vous explorez ?
Non, pas véritablement. Cela ne fait pas partie de ce que j’appelle mes matériaux. Je me préserve peut-être de ce qui pourrait s’apparenter à une attitude moralisatrice, à une idéologie ou à une mode. Je préfère constater un état du monde plutôt qu’orienter ou défendre. Je m’en tiens là…

Avez-vous des maîtres, des modèles, des inspirateurs ?
Ni maîtres, ni modèles. Des inspirateurs sans doute. Je regarde avec beaucoup d’attention le travail d’autres designers tels les frères Castiglioni, Ettore Sottsass Jr ou Konstantin Grcic ; d’architectes également comme Le Corbusier et Barragan, ou encore Jean Nouvel, Rem Koolhaas et Sanaa. Mais je me nourris d’autres disciplines et trajectoires, de méthodes et d’approches différentes tout autant. Ainsi, On Kawara, les Kabakov, Richter, Rothko ou Tatiana Trouvé en art ; Bach et Morton Feldman à la musique si spatiale ; Azzedine Alaïa et Issey Miyake (lire p. 18) dont la pratique dépasse largement le cadre de la mode… Je lis aussi des essais, de la philosophie, des monographies…

Pour en revenir à Concrete, le travail sur la matière et sa métamorphose a-t-il été l’essentiel de votre préoccupation ?
Un matériau nouveau ne génère pas un produit nouveau. Une procédure novatrice oui.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°280 du 25 avril 2008, avec le titre suivant : Martin Szekely : « Ni maîtres, ni modèles »

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