Chronique

Le deuil de l’universalisme ?

Par Christophe Domino · Le Journal des Arts

Le 24 avril 2008 - 895 mots

Retour sur le paysage intellectuel français autour des questions liées à la mondialisation culturelle

Alors que Paris demeure la première place pour le marché de l’art international des arts premiers, les choses semblent bouger dans le paysage intellectuel français autour des questions liées à la mondialisation culturelle. Depuis l’exposition « Les Magiciens de la Terre » en 1989, an Centre Pompidou, à Paris, l’affaire tâtonne, et l’on sait d’autre part que la verve théorique sur ces problématiques doit beaucoup au travail effectué sous le parapluie académique des Cultural studies dans la sphère anglo-saxonne. Le défi intellectuel majeur de repenser l’héritage de l’universalisme à la française (serait-ce pour le refonder ?) demeure des plus vifs : il est l’un des fondements de l’institution culturelle nationale, comme le rappelle – mais en instrumentalisant l’histoire des musées au bénéfice de sa conception rance et antidémocratique de la culture – Jean Clair dans son Malaise dans les musées. S’il est grand temps de sortir de la dialectique simplificatrice universalisme versus multiculturalisme, l’actualité éditoriale permet de mesurer, non sans débats, que cette ambition est loin d’être réalisée, sinon une cause perdue voire une menace.

Pour n’avoir pas fait plus que de le survoler, signalons simplement en attendant une traduction française le Paris Primitive : Jacques Chirac’s Museum on the Quai Branly de Sally Price paru aux presses de l’université de Chicago, en 2007. Le regard anthropologique de cette spécialiste américaine du primitivisme porté sur « notre » regard anthropologique est assurément précieux, pour la partie réflexive du livre en tout cas. Mais les auteurs français prennent aussi pied dans le débat de manière consistante. Ainsi, dans La Situation postcoloniale, qui a su transformer des actes de colloque (tenu en mai 2006 à Sciences Po) en vrai livre, sont menées tout une série d’analyses sur cette résistance française. Christine Chivallon voit celle-ci portée tant par les résistances politiques et historiques que par les structures même de la pensée savante. L’aveu « d’incompréhension » devant un monde « qui va trop vite » de Georges Balandier, en préface, mérite bien un effort de distinction : Astrid von Busekist, en conclusion, identifie trois champs, trois axes pour défaire le paquet trop ficelé des postcolonial studies : « la question de la science politique et de ses paradigmes centraux ; la question de la dimension éthique des études postcoloniales ; la question de l’universalisme ». Les voix de la trentaine d’auteurs et de débatteurs réunis ici le font apparaître : par elles, le relativisme défaitiste recule, certes, mais aussi se confirme le difficile dépassement des différences.

« Choc des civilisations »
Jean-Loup Amselle, anthropologue que l’on connaît pour ses travaux sur l’aire africaine et entre autres sur les questions de la création contemporaine en Afrique, ouvre son Occident décroché sur le constat du « défi que sont censées constituer ces formes de pensées pour l’Occident ». Ce mot de « censées » dit bien la position biaise de tout le volume, qui se livre à un parcours souvent riche dans les postcolonial studies légitimement identifiées à leurs lieux et « sites de production intellectuelle alternative ». La place que jouent là l’Inde et la production qu’Amselle identifie par la reprise du terme de « subalternisme » est à noter, au regard de l’affirmation de l’art contemporain indien. Les allers et retours entre production philosophique occidentale et auteurs post-coloniaux sont vraiment stimulants, même s’ils sont souvent à charge et portés par une critique a priori de ce qu’Amselle identifie et brocarde sous le nom de la Fresh theory, en mêlant attaque personnelle et conceptuelle, ou encore quand il bazarde d’un retournement habile mais trop court l’idée de créolisation (p. 22). La dimension politique de son propos, bataillant pied à pied contre le relativisme, prend sens au travers de la relecture de Gramsci en « père » du subalternisme. La réduction finale et massive de tout le champ postcolonial à une complicité passive avec la pensée bornée du « choc des civilisations » tient cependant d’une rhétorique du retournement qui laisse sur sa faim, tournant court au procès d’intention. Enfin, le millénarisme catastrophiste qui conclut le livre (les fondements des postcolonial studies seraient « une tragique méprise qui n’a pas fini d’exercer ses ravages ») paraît bien en surplomb. S’il fallait y croire, le volume perdrait son sens.

Relevons enfin, en antidote, l’intérêt des deux textes de l’anthropologue américain David Harvey réunis sous le titre de Géographie de la domination, qui politise la géographie. Et recommandons de prendre la mesure des débats contradictoires et fondamentaux autour de la pensée contemporaine, souvent autour des cultural studies ici non-diabolisées avec La Revue des livres et des idées, bimestriel, qui, en quatre numéros, a déjà bousculé les lignes en s’imposant comme espace d’une discussion critique essentielle aujourd’hui.

- Jean Clair, Malaise dans les musées, Flammarion, « Café Voltaire », Paris, 2007, 144 p., 12 euros, ISBN 978-2-0812-0614-4.

- Collectif (dir.) Marie-Claude Smouts, La Situation postcoloniale, Les postcolonial studies dans le débat français, Les Presses de Sciences Po, Paris, 2007, 454 p., 20 euros, ISBN 978-2-7246-1040-6.

- Jean-Loup Amselle, L’Occident décroché, Enquête sur les postcolonialismes, éditions Stock, « un ordre d’idées », Paris, 2008, 326 p., 22 euros, ISBN 978-2-234-06042-5. sDavid Harvey, Géographie de la domination, Les Prairies ordinaires, « Penser/croiser », Paris, 2008, 128 p., 12 euros, ISBN 978-2-35096-021-0.

La revue internationale des livres et des idées, bimensuel, 5 euros, http://revuedeslivres.net

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°280 du 25 avril 2008, avec le titre suivant : Le deuil de l’universalisme ?

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