Mary Anne Stevens : À la croisée des chemins

L’art au tournant du siècle à la Royal Academy

Le Journal des Arts

Le 7 janvier 2000 - 1030 mots

L’Exposition universelle de 1900, à Paris, présageait-elle de l’art et de la société de l’an 2000 ? Les longs métrages de Georges Méliès anticipaient-ils les progrès de l’art vidéo, les chorégraphies de Loïe Fuller les performances, et la Grande Roue celle du « London Eye » érigée pour le Millennium ? « 1900 : Art at the crossroads », à la Royal Academy de Londres, a pour thème central la grande manifestation parisienne d’avril 1900, avec son « Exposition décennale » qui présentait l’art contemporain depuis 1889. Mais elle prend en compte une période plus longue, de 1897 à 1903, à travers 250 œuvres d’art, tableaux et sculptures d’artistes de vingt-huit pays. Mary Anne Stevens, conservateur en chef de la Royal Academy et co-commissaire de « l’Art à la croisée des chemins » avec Norman Rosenthal, Anne Dumas et Robert Rosenblum, évoque une époque où « la majorité des artistes considéraient encore indispensable de passer par Paris pour accéder à la renommée ».

1900 : ART AT THE CROSSROADS”, du 15 janvier au 3 avril, Royal Academy of Arts, Burlington House, Piccadilly, Londres, tél. 44 207 300 800, tlj 10h-18h. Puis, 11 mai-4 septembre, Solomon R. Guggenheim, New York.

“1900 : Art at the Crossroads” est-elle une exposition du millénaire ?
Oui, nous proposerons cette année deux expositions : celle-ci, qui est centrée sur 1900, et une autre à la fin de l’année qui présentera l’art de l’an 2000. Nous avons jugé que le moment était opportun pour réfléchir sur la façon dont nous considérons la trajectoire de l’art moderne au cours du XXe siècle et pour un retour vers l’année 1900, en mettant en évidence quels étaient, à l’époque, les choix offerts aux générations suivantes d’artistes. La meilleure façon d’y parvenir était de nous concentrer sur l’exposition internationale d’art contemporain qui s’est tenue à Paris en 1900, l’“Exposition décennale”, où vingt-neuf pays étaient représentés.

Votre objectif est-il de réévaluer notre regard sur l’art de cette période ?
Oui, c’est l’un des thèmes de la manifestation. Nous avons voulu rappeler au public que l’histoire a toujours tendance à simplifier. La coupe transversale de l’art international que nous présentons a fait resurgir des artistes qui ont été des acteurs majeurs de la scène des années 1900, par la suite tombés dans l’oubli parce qu’ils ne s’inscrivaient pas dans la vision cohérente que les historiens ont tenté de se faire du XXe siècle. Un autre de nos objectifs est de faire apparaître que la relation entre l’art académique et celui de l’avant-garde tient davantage du dialogue que du conflit. Ainsi, par exemple, la confrontation entre Danaé, le nu fort encensé de Carolus-Duran, et La Grande baigneuse de Degas (Musée de Philadelphie) étonne par la proximité qu’elle révèle entre les deux œuvres.

Cela fait-il partie de la tendance pluraliste de l’histoire de l’art ?
Oui, à mon avis cette exposition s’inscrit parfaitement dans cette démarche, qui a débuté avec l’exposition “Le Postimpressionnisme” à la Royal Academy, en 1979. L’intention était alors de commencer à discerner un contexte où fonctionne ce qu’on appelle notre avant-garde. Ce qui ne veut pas dire que nous négligeons les valeurs esthétiques, mais nous tentons, autant que possible, une approche plus objective de l’histoire. Nous n’allons pas revoir celle du XXe siècle. Nous voulons simplement rappeler au public que dans l’écriture de cette histoire, les options offertes à l’art au tout début de ce siècle étaient plus nombreuses et plus variées.

Quels sont les artistes dont vous aimeriez voir la réputation réévaluée ?
Je pense surtout aux artistes qui ont été éclipsés par les écoles françaises, comme l’Espagnol Zuloaga, très apprécié de son vivant et reconnu à travers le monde, mais dont le nom a été à peu près oublié. C’est pourtant un peintre extraordinaire, qui s’inscrit dans la tradition de Vélasquez et de Zurbarán, mais à la personnalité très affirmée. Autre artiste espagnol, Sorolla mérite d’être étudié plus attentivement, mais aussi le Russe Valentin Serov, au talent incroyablement incisif et dont l’aptitude à saisir la psychologie de son modèle place son Portrait de Maria Morosova bien au-dessus de ceux de Sargent. J’espère aussi que cette exposition permettra de constater la grande vitalité de la sculpture en 1900.

Pourquoi avez-vous évité de regrouper les œuvres par nationalité ?
Je pense que cela aurait renforcé la longue domination exercée par Paris en tant que capitale du monde de l’art. À partir de 1855, Paris a eu un programme régulier de manifestations internationales et, dans les années 1880 et 90, de nombreuses galeries se sont lancées dans l’organisation d’expositions personnelles ou de groupe. En outre, la majorité des artistes de l’époque considéraient encore indispensable de passer par Paris pour accéder à la renommée. Un journaliste du New York Times faisait remarquer que parmi les 251 artistes présentés dans l’exposition, à peine cinquante d’entre eux ne se réclamaient pas d’y avoir étudié. N’oublions pas non plus que la France s’était octroyée la moitié de l’espace de la “Décennale”, les vingt-huit autres pays devant se contenter de la moitié restante.

L’exposition est organisée suivant certains thèmes. Comment ont-ils émergé et en quoi fonctionnent-ils aujourd’hui ?
Certains n’ont cessé d’apparaître partout, par-delà les frontières internationales. L’une des préoccupations essentielles des années 1890 était les conditions sociales, et nombre d’œuvres de la “Décennale” représentent la misérable condition de la classe ouvrière ou les conséquences d’une maladie comme la syphilis. Triste héritage, de Sorolla, montre des garçons infirmes (à cause de parents syphilitiques) qui ont la chance de pouvoir se baigner dans la mer. Nous présentons aussi le premier tableau-manifeste pour le parti des Verts. Parfum du pays, du Portugais Luciano Friere, figure une femme flottant dans un ciel bleu comme une bouffée d’air frais, au-dessus de vertes collines dominant la pollution d’une grande cité industrielle.
Nos choix et nos éliminations seront sans doute critiqués, mais je crois que nous avons construit le schéma d’ensemble. J’espère que le public viendra réfléchir à ce qu’il peut y ajouter afin d’élargir l’histoire que nous essayons de raconter.

- 1900 : ART AT THE CROSSROADS, du 15 janvier au 3 avril, Royal Academy of Arts, Burlington House, Piccadilly, Londres, tél. 44 207 300 800, tlj 10h-18h. Puis, 11 mai-4 septembre, Solomon R. Guggenheim, New York.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°96 du 7 janvier 2000, avec le titre suivant : Mary Anne Stevens : À la croisée des chemins

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