Restauration

Parthénon : les experts s’affrontent sur le nettoyage « désastreux » des frises

Lors d’un colloque à Londres en décembre, les responsables du British Museum ont été confrontés aux spécialistes grecs et internationaux

Par Martin Bailey · Le Journal des Arts

Le 21 janvier 2000 - 2537 mots

LONDRES / ROYAUME-UNI

Lors d’un colloque organisé par le British Museum les 30 novembre et 1er décembre, les experts internationaux se sont affrontés à propos du nettoyage « désastreux » des frises du Parthénon, effectué dans les années trente à la demande de Lord Duveen, et dissimulé par le musée jusqu’en 1998. Si le « BM »condamne aujourd’hui ces mauvais traitements, il affirme que leurs conséquences ne sont pas aussi importantes que le laissent entendre les critiques. Présente dans tous les esprits, la question de la restitution de ces frises n’a été qu’effleurée, par accord tacite entre les parties grecque et britannique, semble-t-il.

LONDRES (de notre correspondant) - L’affaire est embarrassante puisque c’est l’ancienne direction de l’un des plus grands musées du monde qui est mise en cause. En 1937-1938, les responsables du British Museum (BM) se sont soumis au bon vouloir d’un puissant donateur, Lord Duveen, et ont autorisé la restauration – qui devait s’avérer désastreuse – de la plus belle pièce de leur collection. Ce marchand d’art fortuné, qui finançait l’aménagement d’une nouvelle galerie destinée à accueillir les marbres du Parthénon, avait estimé qu’ils devaient avoir l’air plus blancs.

Le 27 septembre 1938, le directeur du British Museum, Sir John Forsdyke, adresse une lettre à Frederick Pryce, conservateur du département des Antiquités grecques et romaines, lui faisant part de son inquiétude après avoir découvert, quelques jours plus tôt, que “la frise du Parthénon était décapée à l’aide de ciseaux de cuivre et que les sculptures du groupe d’Hélios étaient nettoyées avec des outils similaires et du Carborundum”. Les administrateurs sont informés sur le champ de ces travaux, réalisés sans autorisation, et réunissent une commission d’enquête qui rend ses premières conclusions le 7 novembre. Selon ce rapport provisoire, plusieurs sculptures du fronton Est ont été endommagées : la tête de cheval de Silène, les sculptures d’Hélios et la statue d’Iris. “Les méthodes employées pour nettoyer les sculptures consistaient à poncer la surface du marbre afin de le blanchir et de lui donner un aspect poli... Les dégâts sont évidents, sans exagération.” Un second rapport, rendu le 8 décembre 1938, examine l’éventualité d’une affaire de corruption. Daniel, le contremaître employé par Lord Duveen, a donné deux ou trois livres sterling à partager entre les ouvriers du BM pour les remercier “des lourds travaux qu’ils venaient d’effectuer en déplaçant certaines sculptures”. Bien que la commission d’enquête n’associe pas cette rétribution aux opérations de nettoyage, elle conclut néanmoins qu’elle “avait été prévue pour récompenser l’empressement de Holcombe [chef maçon], ainsi que les ouvriers qui s’étaient pliés aux ordres de Daniel.” Un autre rapport, daté du même jour, concerne les mesures disciplinaires. Le conservateur Frederick Pryce accepte de prendre une retraite anticipée pour raisons de santé, et Roger Hinks, le conservateur adjoint, démissionne. Quant au chef maçon Arthur Holcombe, ses indemnités de retraite lui sont supprimées. Frederick Pryce et Roger Hinks n’étaient pas au courant du nettoyage abusif entrepris sur les marbres, et tout porte à croire que le directeur en a fait des boucs émissaires. Forsdyke ayant été lui-même conservateur du département des Antiquités grecques et romaines jusqu’en 1936, – deux ans plus tôt –, il aurait dû assumer une large part de responsabilité. En outre, l’expert scientifique du musée, Harold Plenderleith, qui était opposé à la politique des responsables du département, aurait très bien pu exagérer l’étendue des dégâts.

En juin 1998, paraissait la troisième édition de l’ouvrage de William St Clair, Lord Elgin et les Frises. Il contenait des reproductions inédites de documents confidentiels du BM, dont un rapport interne de 1938 relatif au nettoyage “non autorisé” des sculptures, dans lequel on pouvait lire : “Les dégâts sont évidents, sans exagération”. Ces révélations tardives ont fait l’effet d’une véritable bombe politique face à la demande de restitution  présentée par la Grèce. Le 17 juin 1998, le ministre britannique de la Culture, Chris Smith, annonçait que le BM tiendrait une conférence officielle afin d’étudier l’affaire.

Trois cents experts réunis au British Museum
Les 30 novembre et 1er décembre 1999, 300 experts venus du monde entier se sont réunis à Londres. Le directeur du musée, Robert Anderson, a ouvert la séance en qualifiant le nettoyage des années trente de “l’un des épisodes les plus controversés de l’histoire du BM”. Il a reconnu que “personne [n’était] jamais à l’abri d’une erreur de jugement” et a assuré que le BM souhaitait désormais la transparence sur cet incident.

William St Clair, ancien fonctionnaire du Trésor public, aujourd’hui membre du Trinity College de Cambridge, a lancé le débat. En s’appuyant sur les preuves qu’il a réunies et publiées dans un long article (cinquante-cinq documents) paru dans le dernier numéro de l’International Journal of Cultural Property, il a décrit les dégâts occasionnés par les ouvriers non qualifiés du BM, qui ont utilisé “des marteaux, des ciseaux, des tiges de cuivre, des grattoirs, des brosses métalliques... Ils ont également utilisé du Carborundum, un abrasif artificiel qui, à l’époque, était après le diamant la substance la plus dure connue”. Si William St Clair a tenu des propos mesurés, il s’est toutefois exprimé avec passion, et tandis que le colloque se poursuivait, les tensions avec les responsables du BM sont devenues manifestes. Mais s’il n’avait persisté dans ses recherches, le scandale n’aurait certainement jamais éclaté et le musée aurait continué à se taire.

Ian Jenkins, conservateur adjoint et spécialiste du Parthénon, a condamné les opérations de nettoyage ainsi que la dissimulation de l’affaire, mais il a souligné que les dommages n’étaient pas aussi importants que le laissaient entendre les critiques. L’essentiel de sa démonstration était consacré à l’analyse détaillée de l’ampleur des dégâts matériels sur chacun des marbres. Son intervention s’est achevée par une polémique, accusant les autorités grecques de négligence : “La tragédie de ma génération aura été d’assister à la détérioration progressive des sculptures, dont certaines, récemment encore, étaient toujours en place sur certains bâtiments d’Athènes. La détérioration progressive de la frise de la face ouest, restée en place jusqu’en 1993, et la dégradation de toutes les sculptures de l’Acropole exposées aux pluies acides – certaines ont récemment été transférées dans le musée de l’Acropole afin d’être protégées, mais pas toutes – est la plus grande des tragédies... La métope sud numéro 1 et la métope nord numéro 32, deux des plus belles ayant jamais existé, continuent de se dégrader sur le Parthénon en ce moment même”.

Un déjeuner mouvementé
La séance du matin a été suivie d’un déjeuner, avec les marbres pour décor. Ceci avait lieu trois semaines seulement après que le Guardian eut publié, en première page, une histoire – mêlant réel et fiction – selon laquelle des soirées de gala pour les sponsors auraient été organisés dans la Duveen Gallery. Le chargé d’affaires grec Constantinos Bitsios a protesté, de manière non officielle, en se tenant ostensiblement à l’écart des plateaux de sandwiches. Durant la pause de midi, les participants ont également été invités à toucher les sculptures, afin de procéder à une analyse tactile des conséquences du nettoyage. Les critiques grecs ont sauté sur l’occasion et accusé le BM d’endommager les frises encore davantage, mais Ian Jenkins a répliqué que les sculptures étaient protégées d’un revêtement de cire et que ces légers effleurements ne pouvaient en aucun cas les abîmer, ajoutant même qu’avoir eu la possibilité de toucher les marbres était “un privilège”.

Après ce déjeuner mouvementé, sont intervenus quatre spécialistes du Service archéologique et du Comité pour la conservation des monuments de l’Acropole : Ismini Trianti, Th. Skoulikidis, Alexander Mantis et Evi Papakonstantinou. Leurs rapports donnaient les résultats préliminaires d’une inspection effectuée sur les marbres entre le 28 octobre et le 3 novembre, où il apparaissait que l’étendue des dégâts était nettement plus importante que le laissaient prévoir les premières évaluations. Les Grecs s’en sont tenus aux questions purement académiques, évitant scrupuleusement d’aborder l’éventualité d’une restitution. Au cours de l’après-midi suivant, les experts Amerimni Galanos, Yianna Doganis et Calliope Kouzeli ont présenté deux autres rapports relatifs aux restes “d’épiderme” ou de patine sur les marbres, qui ont donné lieu à une vaste discussion concernant la nature de la surface. Les experts internationaux n’ont pas réussi à se mettre d’accord sur l’utilité de la patine ni sur l’époque où elle aurait été appliquée, et ils n’ont pu déterminer si elle était due à une réaction chimique ou à des taches d’origine biologique.

Les Grecs à l’assaut
C’est au cours de la dernière demi-heure que l’assaut a été lancé. L’attaché de presse Nicos Papadakis s’est levé pour signifier que ses collègues grecs avaient évité les questions politiques, alors que certains intervenants britanniques ne s’en étaient pas privés. Il a également exprimé sa colère au sujet de l’article du chroniqueur “satirique” Auberon Waugh paru le matin même dans le Daily Telegraph, qui déplorait que le probable nouveau maire de Londres, Ken Livingstone ait l’intention de “déposséder” le BM de la pièce maîtresse de sa collection : “Il va offrir les Marbres Elgin à des étrangers aux jambes courtes et aux fesses poilues qui n’ont rien à voir avec les Athéniens de l’Antiquité, si ce n’est qu’ils occupent le même espace géographique, puisqu’ils sont les descendants des Turcs qui ont envahi le pays”. Nicholas Penny, de la National Gallery, a rappelé depuis la tribune que les participants au colloque regrettaient les “propos répugnants” d’Auberon Waugh, puis Nicos Papadakis a continué son intervention. Ian Jenkins a ensuite pris la parole pour accuser l’attaché de presse d’avoir “détourné” le propos de la réunion avec un “discours injustifié et non prévu à l’ordre du jour”. Irrité, William St Clair a protesté que le colloque ne respectait pas les règles d’une conférence officielle, portant ainsi un coup supplémentaire à la réputation du BM. Dans cette effervescence, les auditeurs ne savaient plus qui présidait réellement : était-ce Nicholas Penny (qui venait de présenter le dernier rapport et se trouvait toujours à la tribune) ou Ian Jenkins (qui passait le micro aux participants) ?

Quelques minutes plus tard, alors que le conservateur belge R.H. Marijnissen avait la parole, William St Clair l’a interrompu pour annoncer qu’on venait de lui demander “de ne pas assister au dîner de clôture”. Le conservateur Dyfri Williams, supérieur hiérarchique de Ian Jenkins, a alors déclaré : “Nous regrettons que Nicos Papadakis ait été interrompu et le prions de poursuivre”. Cette intervention, fort à propos, a permis d’éviter que la polémique ne se transforme en incident diplomatique. L’attaché de presse grec a poliment décliné l’invitation. Dyfri Williams a tenu à préciser qu’il n’avait pas personnellement “annulé l’invitation” de William St Clair au dîner et a conclu sur quelques paroles de conciliation : “Nous avons accepté cette conférence en sachant les risques qu’elle comportait. Nous avons essayé de nous montrer ouverts. Certaines discussions nous ont éloignés de notre propos, mais il en est toujours ainsi lors des conférences académiques.”

Procéder à un examen détaillé pierre par pierre
Le colloque s’est terminé sans qu’aucune décision ne soit prise. Pour de nombreux experts, il faudrait à présent que des archéologues et des conservateurs procèdent à un examen détaillé des frises du Parthénon, pierre par pierre. L’idéal serait de confier la tâche à une équipe qui réunirait des spécialistes britanniques, grecs et internationaux. C’est à ce prix seulement que l’on pourra répondre à la question de Ian Jenkins : le nettoyage des marbres effectué dans les années trente est-il réellement scandaleux ? Par ailleurs, cet examen pourrait également apporter des informations sur la patine et permettre de percer à jour le secret des mystérieux revêtements des sculptures antiques.

À la suite du colloque, le chargé d’affaires grec Constantinos Bitsios s’est empressé d’écrire à Robert Anderson, avec copie de sa lettre au ministre britannique de la Culture, Chris Smith. Tout en remerciant le musée d’avoir organisé la conférence, il déplorait que “le propos scientifique des échanges ait été altéré par des argumentations enflammées et superflues, émanant de certaines des parties intéressées”, ajoutant que “la partie grecque avait compris que le colloque concernerait surtout le problème spécifique du nettoyage des frises du Parthénon et que les deux parties éviteraient d’aborder la question d’une possible restitution afin de permettre des discussions objectives. Je pense que nous avons respecté cet accord... Les participants grecs ont su reconnaître leurs erreurs, mais nous avons malgré tout senti que certains intervenants avaient pour véritable dessein d’aborder tant bien que mal la question de la restitution et de tout faire ensuite pour que la Grèce n’obtienne pas gain de cause.” Robert Anderson lui a immédiatement répondu, en soulignant que si ces deux journées avaient été éprouvantes, les progrès considérables accomplis permettaient de mieux comprendre les opérations de nettoyage effectuées dans les années trente.

La restitution ? Réponse au Parlement britannique

“Depuis 200 ans, le Parthénon, symbole majeur des civilisations occidentales, est un monument mutilé, après l’ablation de ses éléments décoratifs et architecturaux principaux par Lord Elgin (...) La demande de restitution des frises est faite au nom du patrimoine culturel mondial, auquel le Parthénon appartient. La Grèce ne soulève pas la question générale de la restitution des œuvres d’art par la Grande-Bretagne ou d’autres pays. La décision du Parlement européen en janvier 1999, favorable au retour des frises, ainsi qu’une résolution du Xe conseil intergouvernemental de l’Unesco pour le dialogue entre la Grèce et la Grande-Bretagne attestent de l’intérêt grandissant que porte la communauté internationale à ce sujet. La demande grecque trouve désormais un écho, tant auprès de l’opinion publique britannique qu’auprès des parlements britannique et européen. (...) Je pense que le climat international est favorable et j’espère que le gouvernement britannique considérera favorablement notre requête�?. Ainsi s’exprime Elisavet Papazoi, ministre grecque de la Culture sur le site de son administration (www.culture.gr.), poursuivant le combat de Melina Mercouri. Cette dernière annonçait à la communauté internationale, à Mexico en 1982 : “Je pense qu’il est temps pour ces marbres de rentrer à la maison, sous le ciel bleu de l’Attique, leur juste place, où ils constituent un élément structurel et fonctionnel d’une seule entité�?. Malgré la persévérance grecque, le gouvernement de Tony Blair a réitéré en novembre son refus de les rendre. Outre l’aspect émotionnel d’un tel retour, le statut juridique actuel des sculptures ne permet pas au Premier ministre de les restituer. Lorsqu’en 1801, Lord Elgin et ses équipes démontent les frises, ils disposent du consentement des Turcs, qui doivent aux Britanniques l’expulsion des troupes françaises d’Égypte et de Syrie. En 1816, un acte du Parlement ratifie l’achat des marbres à Lord Elgin pour 35 000 livres, à la seule condition que la collection soit conservée dans son intégralité au British Museum. Dans l’organisation du musée, les propriétaires légaux des collections sont les trustees (administrateurs), soumis aux décisions du Parlement. Actuellement, le régime du British Museum Act de 1963 leur impose de mettre les collections à la disposition du public dans l’enceinte du musée. Juridiquement propriétaires, ils disposent dans les faits d’un pouvoir très limité. Par exemple, ils ne sont autorisés à accepter la vente, l’échange ou le don d’une œuvre de la collection que si celle-ci existe en de multiples exemplaires ou ne présente aucun intérêt scientifique. Par conséquent dans le cas des frises, les administrateurs ne peuvent en aucun cas accorder la restitution ; seul le Parlement, et non le Premier ministre, pourrait décider leur retour dans leur pays d’origine.

La dissimulation de l’affaire

Les administrateurs du British Museum se sont interrogés sur l’opportunité de reconnaître publiquement le désastre. Lord Harlech, écrit à John Forsdyke, le 3 décembre 1938, pour l’avertir que l’affaire pourrait être relayée par la presse ou encore remonter jusqu’au Parlement. “L’horrible vérité éclaterait alors au grand jour dans ses moindres détails et donnerait lieu à des attaques prévisibles de la part de l’Allemagne et de la Grèce, toujours à l’affût d’une occasion de s’en prendre à l’Angleterre.�? Le 14 décembre, Cosmo Gordon Lang, archevêque de Canterbury et président du conseil d’administration, recommande également au directeur du musée d’éviter toute publicité, concluant sa lettre par ces mots : “Je pense que le gouvernement grec ne devrait être officiellement informé qu’en dernier lieu !�?. Cependant, alléchée par l’odeur du scandale, la presse s’empare de l’affaire et, le 25 mars 1939, le Daily Mail publie un reportage avec, en gros titre, “Les marbres d’Elgin (d’une valeur d’un million de livres) endommagés par un nettoyage�?, suivi le 1er mai par un article plus détaillé dans le Daily Telegraph. Le 18 mai, le Times rend publique une déclaration du BM minimisant l’étendue des dégâts : “Les membres du conseil d’administration ont découvert que des méthodes non autorisées avaient été employées dans certains cas, dans l’intention évidente d’améliorer l’aspect du marbre en éliminant sur la surface des traces de décoloration. Ces travaux ayant été entrepris sans que les responsables du musée chargés du nettoyage des œuvres en aient été informés, il est pour l’instant impossible de déterminer avec précision dans quelle mesure ces méthodes ont été appliquées. Seul un expert peut se rendre compte de ce qui a été fait.�? En novembre 1999, Ian Jenkins a insisté sur le fait que cette déclaration avait “délibérément sous-estimé le sérieux avec lequel le musée a traité cette affaire�?.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°97 du 21 janvier 2000, avec le titre suivant : Parthénon : les experts s’affrontent sur le nettoyage « désastreux » des frises

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