L’actualité vue par Jean-Pierre Changeux

Neurobiologiste et président de la commission des dations

Par Olivier Michelon · Le Journal des Arts

Le 18 février 2000 - 866 mots

Président de la commission interministérielle des Dations depuis 1988, Jean-Pierre Changeux est professeur de neurobiologie à l’Institut Pasteur. Auteur de nombreux ouvrages, dont L’homme neuronal, il est aussi collectionneur et a organisé en 1993, en collaboration avec Jean Clair, l’exposition « L’âme au corps : arts et sciences, 1793-1993 » au Grand Palais. Il commente l’actualité.

L’arrivée au gouvernement autrichien du parti de Jörg Haider a suscité une pétition, signée, entre autres, par Jérôme Clément, appelant au boycott de “toute manifestation artistique ou intellectuelle en Autriche, ayant un lien avec ce gouvernement”. Quelle position adopter ?
J’adhère à cette idée, tout en insistant sur “ayant un lien”. Il ne faut pas identifier l’Autriche à Haider, et il est important d’apporter un soutien aux artistes et aux scientifiques autrichiens, défenseurs de la démocratie. La politique culturelle de l’Europe doit soutenir ces derniers par des actions non gouvernementales. L’abstention ne peut pas suffire, il s’agit de créer un débat, de faire circuler l’information et d’opérer un retour sur l’histoire. Des expositions sur les droits de l’Homme et ses défenseurs, comme Eleanor Roosevelt, René Cassin et leurs homologues autrichiens, pourraient par exemple être organisées dans ce cadre.

La gestation difficile de la Fondation Giacometti repose la question d’une dation à l’État, si l’héritage était perçu par le frère d’Annette Giacometti. Votre sentiment sur cette situation ?
La bonne gestion d’une fondation doit conduire à l’ouverture d’un musée, à l’instar des Fondations Maeght et Dina Vierny. J’imagine que c’est le vœu intime d’Annette Giacometti et il faut respecter son intention. L’hypothèse d’un échec me chagrine beaucoup, même si, en cas de réelles difficultés juridiques, une dation est possible. Mais, dans ce cas, il faudra tenter de préserver l’ensemble d’une dispersion malheureuse et trouver une solution pour associer le reste de l’héritage aux œuvres acquises par le biais d’une dation.

Sotheby’s et Christie’s auraient conclu ces dernières années des ententes sur les taux de commission et le calendrier des ventes. Que pensez-vous de cette collusion ?
Je n’ai pas une information suffisante sur ce sujet pour me prononcer, mais si la collusion est avérée, c’est un réel problème. Il existe dans de nombreux pays des lois antitrust visant à assurer la libre compétition et l’entière liberté du marché, mais les multinationales peuvent échapper à ces législations. En tant que président du Comité consultatif national d’éthique, j’ai toujours plaidé pour des régulations au niveau mondial, tant dans les domaines scientifiques, technologiques que commerciaux. Quant aux biens culturels, ce ne sont pas de simples marchandises, comme les avions de combat ou le soja transgénique, il faut les protéger. Chaque œuvre d’art renferme une “étincelle d’humanité” qui mérite notre respect. Tous les pays du monde respectent leur passé culturel, et j’aime d’ailleurs à répéter que “les peuples sans mémoire sont des peuples sans avenir”.

Les ventes américaines ont montré un regain du marché pour les maîtres anciens : 3,74 millions de dollars pour un dessin de Rembrandt acheté par la Pierpont Morgan Library, ou 6,6 millions de dollars payés pour un Canaletto par un marchand anglais. Comment analysez-vous cette hausse ?
Comparée aux prix atteints par des œuvres des XIXe et XXe siècles, cette évolution semble légitime, d’autant que les œuvres majeures encore en mains privées se raréfient. Il faut inciter les collectionneurs français à acquérir ces toiles et éventuellement, par la suppression de la taxe à l’importation, à les ramener de l’étranger. À long terme, ces collections peuvent donner naissance à des fondations ou rentrer dans le patrimoine français par dation ou donation. Parallèlement, la protection de notre patrimoine artistique passe par le retour de la France dans le marché mondial. Paris est un lieu très attractif pour les collectionneurs, et les commissaires-priseurs français devraient pouvoir faire pièce à Christie’s et Sotheby’s en constituant des alliances au niveau européen.

Quelles expositions récentes ont attiré votre attention ?
En premier lieu, “La mort n’en saura rien” au Musée des arts d’Afrique et d’Océanie. L’idée de mettre en parallèle des reliquaires baroques et des crânes décorés recueillis par les chasseurs de têtes est excellente. D’autant que cette comparaison s’opère sur une base scientifique très rigoureuse, servie par une scénographie et un catalogue remarquables, mêlant art et sciences humaines. Dans le même sens, l’exposition “Marey” à l’Espace Electra marie art et physiologie. On y voit un expérimentateur d’inspiration positiviste qui est à l’origine du septième art par ses recherches scientifiques. À l’inverse, j’ai été déçu par “Le temps vite”. Les objets et œuvres qui y sont présentés sont exceptionnels, mais l’exposition m’a laissé insatisfait. Remplacer les cartels par un petit livre, difficilement lisible dans la pénombre des salles, ne me semble pas un choix judicieux, d’autant que la scénographie rend le parcours confus. Reste toutefois la présence de la musique dans les salles. Le sujet est intéressant, mais en tant que neurobiologiste, je m’étonne que le rôle du cerveau ne soit pas traité dans l’exposition. Parler du temps sans parler de la mémoire cérébrale revient à omettre l’essentiel. Les expositions de ce type devraient être menées par un commissariat mixte artistique/scientifique, à l’instar de “L’âme au corps” que j’avais réalisée avec Jean Clair. Le succès de l’Université de tous les savoirs prouve l’intérêt d’un large public pour la connaissance scientifique.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°99 du 18 février 2000, avec le titre suivant : L’actualité vue par Jean-Pierre Changeux

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