Art moderne

Symbolisme et art nouveau se rejoignent

Inscrite dans le symbolisme, l’idée d’harmonie donne à l’Art nouveau sa force

Par Michel Draguet · Le Journal des Arts

Le 3 mars 2000 - 2358 mots

Longtemps tenus à distance l’un de l’autre par des disciplines qui se voulaient différentes, le Symbolisme et l’Art nouveau semblent désormais se rejoindre dans une même sensibilité qui relèverait moins des catégories de l’histoire de l’art classique que d’une vision plus large, étendue à l’histoire culturelle de la fin de siècle. À un siècle de distance, les expositions se multiplient pour dresser un bilan qui reflète nos préoccupations actuelles.

Le Symbolisme constitue un état d’esprit propre à plusieurs générations – de Moreau à Kandinsky en passant par Puvis de Chavannes, Rops, Burne-Jones, Rossetti, Klimt, Khnopff, Delville, Redon, Gauguin, von Stuck, Klimt, Vroubel, Van Gogh, Munch, Mondrian… – qui s’est propagé à travers l’Europe, de capitale en capitale, comme le renouvellement des moyens d’expression d’une jeune génération – la Jeune France, la Jeune Belgique, Ver Sacrum… – sensible aux conditions de vie modernes. Nouvelle vision du monde, le Symbolisme consacre avant tout une sensibilité qui a pénétré tous les registres de l’activité humaine. Du poème à l’objet décoratif, un monde fait d’idéal et d’absolu s’est constitué sur le modèle de l’œuvre d’art total wagnérien.

Contre le naturalisme
Réagissant à la doctrine positiviste et à son esthétique naturaliste prônées par l’évolution du courant réaliste, le Symbolisme n’a jamais constitué pour autant un mouvement clairement organisé autour d’un corps de doctrines unique. Tel que le pratiquent des peintres comme Redon, Khnopff ou Klimt, il s’agit d’aborder le réel à partir d’une conscience aiguë des limites humaines. Toute représentation reste celle de l’individu jeté au centre d’un univers qui lui échappe. Cet ancrage réaliste s’avère important. Il détermine une certaine proximité avec le mouvement impressionniste : la sensation définit le sens, et l’idée relève moins du concept que de la sensation. Ainsi, à l’intérieur même du Symbolisme, le rapport à la matière ou à la couleur prend une valeur en soi qui oriente naturellement les peintres et sculpteurs vers une forme dont le caractère décoratif révèle d’un hédonisme nouveau. Déjà, Gustave Moreau assignait au travail orfévré de ses hautes pâtes cette suavité inhérente au “trésor barbare” que Verlaine inscrivait dans la sonorité éprouvée du langage. Placé sous ce signe, la peinture tend à se développer pour elle-même dans sa qualité d’ornement : aux harmonies des teintes qui traversent aussi bien l’œuvre d’un Puvis de Chavannes que celle d’un Seurat, répond le travail inlassable mené sur le cadre et sur la mise en scène de l’œuvre. Celui-ci répond aux recherches effectuées sur le socle par un Rodin ou un Klinger, en sculpture. Tout tend ainsi à impliquer sans cesse davantage l’œuvre dans la société. Aboutissement logique de cette dialectique, Henry Van de Velde sera le premier à remettre en question le bien-fondé de la peinture de chevalet (qui, chez lui, alliait néo-impressionnisme et symbolisme) pour passer aux arts décoratifs, puis à l’architecture.

Cette perception sensible, à laquelle un Mallarmé restera attaché, témoigne aussi d’un idéalisme fondamental. L’image ne se limite pas à ce qu’elle livre visuellement. Elle trouve son sens dans ce désir d’aller au-delà de l’apparence connue pour en dégager une connaissance plus profonde, quoique jamais définitive puisque fondamentalement subjective. Cette conception a été largement tributaire de l’évolution de la scène littéraire au tournant des années 1880. Au célèbre manifeste signé par Jean Moréas en 1886, répondent bien d’autres textes tout aussi fondamentaux – ceux d’Émile Verhaeren, Gustave Kahn, Albert Aurier ou René Ghil –, mais aussi de Gabriele d’Annunzio en Italie, d’Aleksandr Blok en Russie ou de Stefan George à Munich, sans parler de l’ascendant de phares comme Baudelaire, Verlaine, Villiers de l’Isle-Adam ou Mallarmé.

Changer le monde
La réaction au positivisme atteste d’une culture du doute qui interdit toute assurance face à une réalité qui philosophiquement, socialement, politiquement et culturellement se défausse. Révélant une impuissance à maîtriser le réel, le Symbolisme professe son désir de s’en tenir à distance : dans la tour d’ivoire de l’atelier du peintre idéaliste qu’est Moreau ou dans la fuite primitiviste qui conduit Gauguin aux Marquises. À la claustration narcissique répondra aussi, avec les années 1890, le désir de précipiter la chute d’une société honnie. L’engagement des cénacles symbolistes aux côtés des anarchistes ne doit pas surprendre. Les uns et les autres affichent le même désir de voir éclore un monde nouveau basé sur des principes idéalistes. Celui-ci ne s’imposera qu’au terme d’un effondrement de la société bourgeoise et de ses valeurs matérialistes.

Dans cette “mise entre parenthèse de l’homme” que J. K. Huysmans illustrera dans son roman décadent À rebours (1884), s’amorce l’idée que l’appartement constitue la chrysalide de l’homme de goût, dont le renoncement aux choses du monde  relève à la fois de l’esthétique et de l’éthique. Les maisons-ateliers de Moreau, Whistler, Khnopff ou von Stuck montrent un même désir de sacraliser l’œuvre dans un écrin digne du culte rendu au visionnaire et au messie. L’unité de ton de la décoration renvoie au principe d’œuvre d’art total qui définit parallèlement l’architecture d’un Horta ou celle d’un Gaudí. Là aussi, la sacralisation du sujet s’accompagne d’une visée utopique. L’Art nouveau, comme le Symbolisme, s’enracine dans une idéalisation de l’avenir qui doit assister à l’émergence d’une société nouvelle, fondée sur les valeurs de tolérance, d’égalité, de justice et de fraternité. Voulant restaurer un Moyen Âge de rêve où le travail serait un bienfait, William Morris et le mouvement des Arts & Crafts anglais avaient largement donné le ton dès les années 1860 : l’objet décoratif devient avec l’Art nouveau le lieu où l’homme s’éduque et où l’industrie tente d’élever le produit de série au rang d’œuvre de qualité.

Concevant l’édifice comme un organisme humain ou comme un modèle végétal, les architectes Art nouveau inscrivent l’espace dans un processus évolutif qui s’inspire largement des théories darwiniennes. Si la maison croît comme un être vivant, c’est qu’elle aspire, telle l’héliotrope cher à Van Gogh, à cette lumière qui est aussi symbole d’idéalité. Dynamique, l’architecture renvoie aux aspirations d’une société en marche qui justifie pleinement l’engagement dreyfusard de nombre d’artistes Art nouveau, à commencer par Émile Gallé qui livrera, à l’occasion de l’Exposition universelle de 1900, un vibrant plaidoyer en faveur de la tolérance et de l’équité. Cette insistance sur le principe peut surprendre, si l’on considère que l’Art nouveau a surtout été une vaste tentative bourgeoise d’ériger en style unitaire ses aspirations modernistes. Cette dimension programmatique passe par le règne de la marchandise : transparence de la vitrine, sacralisation des lieux de commerce, développement d’une identité bourgeoise à travers un style tout de transparence et de fluidité en seront les caractéristiques. Avec le développement de l’art de l’affiche, de l’illustration de livre ou de la revue, l’Art nouveau a constitué l’expression paroxystique de cette “apogée du capitalisme” étudiée par Walter Benjamin.

Un temps d’harmonie
L’aspiration au changement nie la forme arrêtée pour évoquer la mutation nécessaire d’une société qui se remet en question. Cette conviction n’est pas partagée par tous. La serre chaude exaltée par Maeterlinck constitue aussi un lieu fragile où le temps suspendu permettrait un retour en arrière ou, mieux, une sortie définitive loin des hasards de l’histoire. Là, dans l’espace onirique d’un âge d’or recomposé, une humanité de principe se déploie en longues processions immuables. L’œuvre de Pierre Puvis de Chavannes a largement imprégné une génération d’artistes inquiets de la marche du progrès. La sécurité d’une tradition respectée, le mépris pour une modernité née avec la Révolution, le désir d’en revenir à un Ancien régime idéalisé lient le Symbolisme aux cercles les plus réactionnaires. Dans ce contexte où les préraphaélites anglais se mêlent aux idéalistes belges, emmenés par Jean Delville, et aux peintres de l’âme, au nombre desquels se comptent un Armand Point ou un Maurice Denis, l’art devient affaire d’initié. Il s’agit de rompre avec une société industrielle assujettie au règne du nombre pour lui opposer une aspiration mystique qui, avec Kandinsky, Mondrian ou Malevitch, animera encore la génération des pionniers de l’Abstraction.

En France, l’influence de Péladan conduit à radicaliser le caractère réactionnaire de cette aspiration vers un art empreint de sacralité et de spiritualité. À travers le renouveau de la Rose-Croix, l’ésotérisme s’impose comme une valeur refuge. Dans le huis clos de l’exposition, le présent se dissout en illusions. Rejetant la peinture du jour, assimilée à l’impressionnisme, le peintre idéaliste en appelle aux mythes de l’humanité qui témoigneraient d’une vérité extérieure à l’histoire. Les récits légendaires à vocation nationaliste – l’épopée du Kalevala du Finlandais Gallen-Kallela –, les grandes fresques mythologiques qui renvoient l’humanité à ses origines – le cycle de Persée de Burne-Jones ou les compositions de Moreau et de Puvis de Chavannes –, les inventions fabuleuses (de Khnopff, Redon, Masek ou Segantini) et les visions hallucinées (d’Ensor, de Kubin ou de Klinger) mettent en scène un refus du futur qui traduit l’angoisse du présent : la solitude érigée en claustration, la mort consacrée comme unique destin, l’aveuglement comme forme de connaissance constituent des thèmes centraux auxquels communient autant la peinture que le théâtre symbolistes. La tradition fait seule office de repère dans un monde privé de certitudes. En France, le retour aux valeurs artisanales du XVIIIe siècle conforte la nécessité de retrouver une maîtrise technique que d’aucuns croyaient perdue. Majorelle, Guimard et surtout Gallé manifesteront cette virtuosité qui fait de l’œuvre l’ultime refuge du génie humain en proie à un monde moderne insaisissable.

Le Symbolisme tend ainsi à l’allégorie. Celle-ci pénètre rapidement le registre des arts décoratifs, qui apparaissent à certains artistes – à commencer par les Nabis – comme le lieu d’une peinture rendue à sa fonction sociale. Avec un Lalique ou un Wolfers, le bijou s’affiche comme un condensé symbolique de l’image devenue objet et signe. Dans le domaine de l’architecture, l’ornement occupera la même fonction. Chez Hoffmann ou chez Horta, la sculpture impose son temps d’arrêt pour signifier ce que l’espace se contentait de donner à voir. Cette conception justifie le recours à la sculpture qui, tout en se fondant dans l’architecture en tant qu’ornement, impose la permanence d’une signification inscrite dans la représentation.

Vers l’abstraction
Inscrite dans le projet symboliste, l’idée d’harmonie donne à l’Art nouveau sa force en composant un nouveau style (Art nouveau, Jugendstil), assimilé à la modernité même (Modernismo, Modern Style) d’une Europe vouée aux découvertes technologiques et à l’essor sans limite des sciences. On voit ainsi se déployer un “style international” qui, de lieux d’innovation en lieux de diffusion, s’étend à travers le monde jusqu’aux États-Unis – où Tiffany lui donne une dimension industrielle nouvelle –, au Mexique, en Turquie et même au Japon. Partout, pourtant, la norme se teinte de régionalisme pour adhérer au mieux aux valeurs culturelles des peuples qui s’en emparent. Entre régionalisme et style international, l’Art nouveau se définit en fonction des exigences de la vie contemporaine. Le fonctionnalisme érigé en principe par Viollet-le-Duc détermine une nouvelle économie des formes que la culture symboliste recouvre de son vocabulaire idéaliste. L’équilibre entre les deux tendances repose sur des proportions qui témoignent du lieu. Dès 1965, Tshudi Madsen, premier historien de l’Art nouveau, proposait de distinguer quatre orientations : une vision organique qui, en Belgique et en France, tend à refléter le dynamisme symbolique de la forme en perpétuelle révolution ; une conception plus décorative, caractéristique de l’École de Nancy, où l’élément floral l’emporte ; une recherche linéaire inscrite dans le plan et dont le déploiement renvoie, lui aussi, à une interrogation de nature symboliste avec l’École de Glasgow ; enfin, une conception plus formaliste qui se distingue par une volonté géométrique propre aux écoles allemandes et surtout autrichiennes. À ces catégories, il convient d’en ajouter d’autres qui attestent de l’activité de cercles régionaux, lesquels, bien que plus marginaux, n’en furent pas moins très actifs. En Europe de l’Est et en Russie, l’élément linéaire s’inscrit dans un renouveau des traditions décoratives qui impose ses propres moyens. En Catalogne, avec la figure majeure de Gaudí, la référence organique s’émancipe en un bestiaire annonçant l’émergence d’une forme à caractère expressionniste.

Ultime tentative d’imposer un style qui résumerait à lui seul les attentes d’un monde moderne, l’Art nouveau a connu sa consécration à Turin en 1902, lors de la première Exposition internationale des arts décoratifs. En France, en Belgique, en Italie ou en Espagne, les formes sans cesse répétées marquaient déjà un épuisement que résumera bientôt le qualificatif de “style nouille”. L’ornement y fonctionne pour lui-même, tandis que le discours symboliste s’essouffle en lieux communs. La réaction passera ici par un raidissement des formes préparant l’avènement du style Art déco qui s’affirmera bientôt. Ailleurs, pourtant, l’Art nouveau vient seulement d’apparaître. À Vienne, les Wiener Werkstätte (Ateliers viennois) sont fondés en 1903. En Russie, l’émergence du Symbolisme et de l’Art nouveau témoigne d’une entrée dans la modernité d’où sortira l’Abstraction. Mélange de recherches formalistes pures et d’aspiration idéaliste, celle-ci s’est en partie nourrie de ce qui restera comme l’ultime tentative de faire tenir le présent dans un style.

- PRAGUE 1900 : POÉSIE ET EXTASE, jusqu’au 26 mars ; JUGENDSTIL EN MOTS ET EN IMAGES, POÈMES ILLUSTRÉS VERS 1900, jusqu’au 7 mai, Van Gogh Museum, Paulus Potterstraat 7, Amsterdam, tél. 31 20 570 52 00, tlj 10h-18h.

- 1900. ART AT THE CROSSROADS, jusqu’au 3 avril, Royal Academy of Arts, Burlington House, Piccadilly, Londres, tél. 44 171 300 8000, tlj 10h-18h, vendredi 10h-20h30. Catalogue, 1900 La Belle Époque de l’art, Éd. de La Martinière, 447 p., 500 ill. dont 300 coul., 485 F.

- L’ART AUTOUR DE 1900, DESSINS, GRAVURES ET PHOTOS, jusqu’au 9 avril, Rijksmuseum, Stadthouderskade 42, Amsterdam, tél. 31 20 674 70 00, tlj 10h-17h.

- 1900, 16 mars-26 juin, Galeries nationales du Grand Palais, av. du Général Eisenhower, 75008 Paris, tél. 01 44 13 17 17, tlj sauf mardi 10h-20h, mercredi 10h-22h.

- LES PEINTRES DE L’ÂME, LE SYMBOLISME IDÉALISTE EN FRANCE, 1er avril-30 juin, Pavillon des Arts, 101 rue Rambuteau, 75001 Paris, tél. 01 42 33 82 50, tlj sauf lundi et jf 11h30-18h30.

- ART NOUVEAU 1890-1914, 6 avril-30 juillet, Victoria & Albert Museum, Cromwell Road, Londres, tél. 44 171 938 8500, tlj 10h-17h45, lundi 12h-17h45.

- METZ-NANCY/NANCY-METZ, UNE HISTOIRE DE FRONTIÈRE, 1861-1909, jusqu’au 12 mars, Musées de la Cour d’or, 2, rue du Haut-Poirier, 57000 Metz, tél. : 03 87 36 51 14, tlj 10h-12h et 14h-18h

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°100 du 3 mars 2000, avec le titre suivant : Symbolisme et art nouveau se rejoignent

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