Les musées japonais pour le meilleur ou pour le pire (part I)

Les \"triangles de fer\" imposent des constructions vides

Le Journal des Arts

Le 17 mars 2000 - 895 mots

Plus de cent musées régionaux ont été créés au Japon, certains financés par de modestes municipalités, les shichoson. Des institutions ambitieuses comme le Hara Museum (lire ci-contre) cohabitent avec des constructions vides de collections, que favorisent les exonérations d’impôts et les avantages accordés aux lieux à destination culturelle.

TOKYO (de notre correspondante) - La construction de deux musées nationaux au Japon, l’an prochain, n’est sans paradoxe. Aucune collection n’est prévue pour la “National Gallery” de Tokyo. Quant au futur musée de Kyushu, il ne dispose d’aucun budget d’acquisition ; il devra emprunter les œuvres qu’il exposera. La situation n’est toutefois pas exceptionnelle, les musées régionaux et les institutions privées ayant vu leurs budgets d’acquisitions se tarir dans les années quatre-vingt-dix. Celui du Musée d’art contemporain de Tokyo, financé par la municipalité, est ainsi passé de 135 millions de yens (environ 21,7 millions de francs) en 1999 à 54 millions. Et de nombreux petits musées sont aujourd’hui contraints d’emprunter des expositions, faute d’avoir leurs propres collections.

Les constructions qui fleurissent aujourd’hui ont plus à voir avec l’orgueil national et l’argent qu’avec l’amour de l’art. Les campagnes électorales sont ainsi des périodes privilégiées pour promettre un nouveau musée. Comme le remarque l’architecte Arata Isozaki, qui a en conçu un grand nombre, “les maires et les préfets s’intéressent davantage à la taille du bâtiment qu’à son contenu. En Europe, un musée est avant tout une collection avec des conservateurs ; au Japon, c’est avant tout un bâtiment”. Résidente de longue date à Tokyo, Jenny White, du British Council, a visité plusieurs de ces projets : “Il s’agit d’un petit groupe de gens totalement indifférents à l’à-propos d’un projet, à son contexte et à son adéquation aux besoins de la communauté. Une seule chose leur importe : “le projet apportera des affaires dans notre région, créera des emplois et nous rendra fiers de notre belle cité”.

La toute puisante industrie du bâtiment
Les budgets de construction sont la clé de ces projets multiples. Le Japon est le pays au monde qui dépense le plus pour les travaux publics (8,7 % de son produit national brut), 29 % de plus que le total des sommes engagées dans ce domaine aux États-Unis, au Canada, en Allemagne, en France et en Italie. Le secteur de la construction offrant beaucoup d’emplois non qualifiés, le gouvernement en fait un vecteur de lutte contre le chômage. Au niveau national, les observateurs parlent de “triangle de fer” pour expliquer le système par lequel hommes politiques, fonctionnaires et hommes d’affaires font tout pour que les budgets soient aussi élevés que possible. En contrepartie des fonds versés pour les élections, les sociétés de travaux publics obtiennent de gros contrats ; les fonctionnaires qui contrôlent le système seront “parachutés” à des postes confortables, à leur retraite.

“L’État encourage les préfectures et les municipalités à construire des musées et des salles de concerts en les subventionnant à hauteur de 10 à 30 %. Ces constructions n’ont donc d’autre but qu’elles-mêmes. La plupart du temps, les “triangles” ne s’intéressent pas à l’art. C’est pourquoi ces musées restent vides ou presque vides”, explique Akio Ogawa, maître de conférences à la Chuo University et fervent opposant au programme de travaux publics. Ce que confirme Jenny White : “Les musées apportent travail et argent à la toute puissante industrie du bâtiment. Le financement de l’entretien, des acquisitions et même d’un programme artistique est une nécessité oubliée ! Il n’est pas rare de voir un fonctionnaire promener dans un musée ou une salle de concerts vides un visiteur qui a dûment passé les chaussons de rigueur”.

Des étages pour la culture
Pour les projets commerciaux, les avantages sont encore plus grands. Ainsi, la hauteur maximale d’un bâtiment est soumise à divers critères. “Si vous proposez un “espace public”, vous pouvez obtenir un bonus sous forme d’étages supplémentaires. Si, sur votre site, la hauteur maximum est de vingt étages, l’autorisation vous sera accordée de monter jusqu’à vingt-six ou trente si vous proposez un musée”, indique Akio Ogawa. Il cite en exemple le Suntory Hall à Tokyo, un important complexe situé dans un quartier central : “L’entrepreneur a proposé une salle de concerts et a obtenu une permission spéciale pour édifier des bâtiments bien plus hauts que la loi ne l’autorisait. Ce même entrepreneur, Mori Buildings, réalise actuellement un autre projet gigantesque. Dans l’une des tours, les cinquante-deuxième et cinquante-troisième étages abriteront un musée (promu “plus haut musée du monde” par l’entreprise) qui fonctionnera comme une Kunsthalle, aucune acquisition n’étant prévue. Dernier avantage, les musées sont exonérés d’impôts et leurs pertes sont déductibles. Peu importe, donc, l’absence de visiteurs...Très intéressants pour les sociétés commerciales, ils le sont aussi pour les particuliers : les droits de succession de 70 % ne s’appliquent pas aux collections placées dans un musée privé.

La plupart des musées n’ont pas les moyens de réunir des collections intéressantes et la situation ne changera de sitôt. Toutefois, les contribuables japonais commencent à manifester leur opposition au système. Des groupes locaux ont milité contre la construction d’un énorme musée à Fuchu, une banlieue de Tokyo, tandis que les citoyens d’Urawa, dans la préfecture de Saitama, contestent celle d’un musée municipal à moins d’un kilomètre d’un grand musée régional. Même si la disparition des “triangles de fer” n’est pas pour demain, il se dessine peut-être là le début de la fin. Que deviendront alors ces éléphants blancs ?

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°101 du 17 mars 2000, avec le titre suivant : Les musées japonais pour le meilleur ou pour le pire (part I)

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