« Donner un sens à la place de l’homme dans l’univers »

David Barrie évoque la “mission�? de John Ruskin à l’occasion du centenaire de la mort de l’artiste et historien de l’art

Le Journal des Arts

Le 31 mars 2000 - 1584 mots

À l’occasion du centenaire de John Ruskin(1819-1900), David Barrie, directeur du National Art Collections Fund et administrateur de Ruskin To-Day, dresse un portrait de cette grande figure de l’époque victorienne. Pour lui, aujourd’hui « les idées de Ruskin ont acquis une nouvelle résonance ».

John Ruskin était un homme extraordinaire : il a écrit, dessiné, enseigné et milité depuis l’enfance, jusqu’à sa dernière crise de folie en 1889. Sa production a été colossale et exhaustive. Bien que les œuvres qui lui ont valu sa renommée concernent principalement les arts plastiques, classer Ruskin dans la catégorie des critiques ou des historiens de l’art serait une erreur. La tâche qu’il s’était assignée – mission serait un terme plus approprié – consistait avant tout à donner du sens à la place de l’homme dans le monde, puis, en transformant radicalement la culture et la société, à en faire un lieu plus agréable à vivre. Et aussi incroyable que cela puisse paraître, il n’a pas complètement échoué. Les riches et les puissants ont essayé de l’étouffer, mais d’autres ont vu en lui un prophète des temps nouveaux, envoyé pour témoigner de vérités dérangeantes mais vitales.

Ruskin était un esprit universel, doté d’une incroyable énergie, mais il était également visionnaire, dans tous les sens du terme. Ses aptitudes à l’observation patiente et attentive étaient exceptionnelles, un don étroitement lié à sa dévotion pour le dessin, pas tant comme mode d’expression personnelle que comme vecteur d’analyse visuelle, d’exploration et de mémoire. Son regard allait bien au-delà de la surface des choses : un tableau ou un palais devenaient des symboles de foi religieuse fervente ou de fierté et de décadence ; un cours d’eau pollué était un signe d’exploitation économique et de corruption morale ; le sommet d’une montagne rappelait la gloire de Dieu et la faiblesse des hommes.

Ruskin détestait être considéré comme un “bon écrivain”, mais sa prose fluide et puissante lui a permis de toucher un large public. Aujourd’hui encore, son engagement auprès de Turner et des Préraphaélites continue d’influencer la façon dont ces artistes sont perçus. C’est en grande partie grâce à lui qu’ont été redécouverts des peintres aussi différents que Fra Angelico, Botticelli, Carpaccio, Tintoret et Véronèse. Ruskin s’est battu pour convaincre ses contemporains que le culte du marché tout-puissant et la poursuite de la richesse étaient en contradiction avec la sagesse, acquise au fil du temps, de toute grande civilisation. Ses attaques directes contre les maux du capitalisme libéral ont permis d’ouvrir la voie à l’établissement de l’État-providence, tandis que son désir passionné de préserver les beautés du monde naturel ont inspiré les fondateurs du National Trust. Ruskin a également revendiqué la création d’une “grande Société nationale” pour l’achat de tableaux, présentant des œuvres aux différents musées des grandes villes anglaises et “œuvrant pour leur sécurité”. L’idée a porté ses fruits puisqu’elle a donné naissance au National Art Collections Fund.
Malheureusement, on se souvient surtout de Ruskin pour son mariage raté et pour son attaque inconsidérée du peintre Whistler. Mais quelle est son influence aujourd’hui ? Face aux problèmes auxquels nous sommes confrontés en ce début de millénaire, n’est-il qu’une des ces grandes figures de la société victorienne qui n’intéressent que les spécialistes ? Pour reprendre l’une des pratiques préférées de Ruskin, permettez-moi de citer un article récent de l’écrivain écossais Allan Massie, dans lequel il déplore que plus personne n’ait le droit de dire “c’est bien ou cela ne vaut rien”, et, qui conclut avec une pointe d’ironie que “l’art n’a plus d’importance”.

Ce point de vue désabusé n’est pas nouveau. Depuis longtemps, les avant-gardes nous ont amenés à nous interroger sur ce qu’est l’art, bon ou mauvais, mais le débat esthétique n’est que le symptôme d’une incertitude bien plus profonde, résultant de l’écroulement du système de valeurs auxquelles ont adhéré les générations passées. Celui-ci s’appuyait sur une foi religieuse partagée, que l’avancée des sciences expérimentales a fini par anéantir. Pour certains, le  marxisme semblait offrir une alternative satisfaisante, mais lui aussi s’est discrédité. Dans le domaine de l’art, le choix semble à présent se situer, en gros, entre la nostalgie et la mode. Si la liberté intellectuelle pour tous, propre au postmodernisme, est grisante, elle risque pourtant de nous laisser sans étoile du Berger pour nous guider.

Assez bizarrement, le monde vertigineux que je décris n’est pas très éloigné de celui que Ruskin a connu. Élevé dans le protestantisme évangélique, il était tourmenté par le doute et a peu à peu abandonné les croyances étroites qu’il avait acquises auprès de sa mère. Il fut l’un des premiers écrivains modernes à faire l’apologie du mythe en tant que vecteur de la vérité symbolique, et à avancer que le christianisme n’était pas l’unique source de quête spirituelle. De sa petite enfance, il a conservé un émerveillement mystique face à la nature ; il détestait l’idée du monde mécanique soutenue par ses contemporains scientifiques. Ses écrits sur l’art et l’architecture trahissent la même inspiration. Il était convaincu que les plus belles œuvres d’art naissent du désir d’exprimer l’amour et l’admiration – “Le grand art est louanges” – et n’avait que haine pour les forces destructrices qui anéantissaient les réalisations artistiques des générations passées.

En cette fin de XXe siècle, les idées de Ruskin ont acquis une nouvelle résonance. La plupart d’entre nous ont cessé de croire aveuglément au progrès scientifique et technique ; nous en sommes arrivés à partager ses craintes qu’il ne nous mène tout droit, ainsi que le monde dans lequel nous vivons, à la destruction. Ruskin serait heureux, je pense, de découvrir que le déterminisme primaire contre lequel il s’est battu a été remplacé par quelque chose de beaucoup plus insaisissable et mystérieux. Le chaos et l’indéfinissable règnent : nous savons à présent que l’univers est bien plus complexe que ne le croyaient les scientifiques du XIXe siècle, et qu’il y a des limites à ce que nous pouvons connaître et comprendre. Le point de vue scientifique sur le monde que Ruskin a si violemment remis en question n’est plus défendable. Ironiquement, il est certainement plus facile pour nous d’être sensibles aux idées de Ruskin qu’à nos parents ou grands-parents.

John Ruskin était loin d’être parfait, mais les problèmes qu’il a affrontés étaient très proches de ceux auxquels nous devons faire face aujourd’hui. Tout comme lui, nous avons besoin de donner un sens à la place que nous occupons dans l’univers. Nous pouvons parfois être en désaccord avec lui, mais, en posant les questions essentielles, il nous met au défi de trouver – ou plus exactement de construire – notre propre système de croyances, un mythe qui nous permette de vivre.

Peu de temps après la mort de Ruskin, son disciple Marcel Proust écrivait à un ami proche : “C’est à vous plutôt qu’à quiconque que je veux dire ma tristesse, une tristesse saine cependant, et emplie de consolation, car je sens combien la mort est peu de chose lorsque je vois la puissance avec laquelle cet homme mort est vivant.” Pour Proust et tant d’autres, Ruskin était bien plus qu’un sujet d’étude pour spécialistes et, cent ans plus tard, il peut encore être source d’inspiration.

- Extraits d’un texte publié dans le numéro de mars d’Art Quartely, le magazine du National Art Collections Fund

Sa vie...
1819. Naissance à Londres, le 8 février. 1833. Premier voyage à l’étranger. Il visite la France, la Suisse et l’Italie avec ses parents ; ils reviennent à Venise en 1841. Ruskin, seul, y séjournera en 1845 et 1846, avec son épouse entre 1849 et 1852, puis à nouveau seul en 1869, 1870, 1872, 1876, 1877 et 1888.
1848. Épouse Euphemia Chalmers Gray (Effie)
1854. Sa femme le quitte, le mariage est annulé. Effie épouse John Everett Millais en 1855.
1857. Rencontre William Morris.
1858. Rencontre Rose La Touche, âgée de neuf ans. Il la demande en mariage en
1866 mais est prié d’attendre encore trois ans. Au fil des années se développe entre eux une relation intense mais malheureuse.
1869. Est nommé professeur d’art à Oxford.
1875. Rose La Touche meurt dans un sanatorium.
1876. À Venise, participe à la campagne contre la restauration abusive de la basilique Saint-Marc.
1878. Première crise nerveuse. James Whistler attaque Ruskin en diffamation pour son article dans Fors clavigera ; procès à Londres.
1879. Il démissionne d’Oxford.
1881-1883. Souffre de crises nerveuses périodiques mais continue à travailler.
1883. Reprend son poste à Oxford jusqu’en 1885.
1888. Son dernier séjour à Venise est écourté par une forte crise nerveuse.
1900. Il meurt le 20 janvier. ... ses œuvres
Modern Painters, vol. I (1843), vol. II (1846), vol. III et IV (1856), vol. V (1860) ; The seven lamps of architecture (1849), The stones of Venice, vol. I (1850), vol. II et III (1853) ; Pre-Raphaelitism (1851) ; Lectures on architecture et painting (1854) ; The harbours of England (1856) ; The political economy, The elements of drawing (1857) ; The elements of perspective (1859) ; Unto this last (1860) ; Sesame and lilies (1865) ; The ethics of the dust, The crown of wild olive (1866) ; The queen of the air (1869) ; Lectures on art (1870) ; Fors clavigera (1871-84) ; Aratra pentelici, The eagle’s nest (1872) ; Ariade florentina (1873-76) ; Val d’Arno (1874) ; Mornings in Florence (1875-77) ; Proserpina (1875-86) ; Deucalion (1875-83)St Mark’s rest (1877-84) ; The Bible of Amiens (1880-81) ; The art of England (1883-84) ; The storm-cloud of the nineteenth century (1884) ; The Pleasures of England (1884-85) ; Praeterita (1885-89).

L’année Ruskin en Angleterre

- RUSKIN, TURNER ET LES PRÉRAPHAÉLITES, jusqu’au 28 mai, Tate Gallery of British Art, Millbank Londres (lire le JdA n°101)
- LES TURNER DE RUSKIN, 4 avril-18 juin, Fitzwilliam Museum, Cambridge.
- LES TRÉSORS DE LA RUSKIN LIBRARY, 1er avril-11 juin et 13 juin-3 septembre, Ruskin Library, Lancaster University.
- LES PORTRAITS DE JOHN RUSKIN, 17 juin-28 août, Ruskin Gallery, Sheffield ; 9 septembre-29 octobre, Ruskin Library, Lancaster University ; 21 novembre-24 janvier, Ashmolean Museum, Oxford.
- DESSINS ET ÉTUDES DE JOHN RUSKIN, 30 septembre-11 décembre, Birmingham Museum and Art Gallery.
- JOHN RUSKIN ET L’IMAGINATION GÉOGRAPHIQUE, novembre-janvier, Ashmolean Museum, Oxford.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°102 du 31 mars 2000, avec le titre suivant : « Donner un sens à la place de l’homme dans l’univers »

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