Art contemporain

La valse hésitation des artistes

Ils célèbrent, dénoncent ou tournent en dérision

Par Gilles de Bure · Le Journal des Arts

Le 26 mai 2000 - 1049 mots

Entre fascination et contestation, entre attraction et répulsion, c’est un étrange ballet aux curieuses figures que composent les artistes autour de l’automobile. Célébration, association, rejet, connivence, dérision en sont les ingrédients cycliques et récurrents.

“Une soupape qui s’ouvre et se ferme crée un rythme aussi beau, mais infiniment plus nouveau qu’une paupière”, s’exclame Umberto Boccioni en 1912. Dans la foulée, la cohorte des peintres futuristes Balla, Russolo, Severini va célébrer la vitesse dont l’automobile sera, bien sûr, le véhicule idéal. Ils ne seront pas les seuls et, chacun à sa manière, des talents aussi divers que Picabia, Ernst, Léger, Dali, Delaunay ou encore Lempicka, bientôt relayés par des affichistes de génie tels Carlu, Cassandre, Cappiello, Lepape, Loupot vont constituer un flamboyant livre d’heures à la gloire de l’automobile. Un livre d’heures qui, tout au long du siècle, va s’enrichir des interventions de Rosenquist et Wesselman, Monory et Stämpfli, Klasen et Schlosser, Messagier et Don Eddy, avec en apothéose les somptueux Carscapes d’Erro.

La rencontre, pourtant, ne s’était pas réellement opérée. Certes, Picabia rivalisait d’audace avec Paul Morand sur les petites routes escarpées des hauteurs de Grasse. Certes, nombreux étaient les artistes qui “tâtaient” du volant. Mais art d’un côté et automobile de l’autre, l’ordre régnait. Il faudra attendre les années soixante pour que la rencontre ait lieu dans le giron de la Régie Renault. Créé par Claude Renard, le département Renault, Art et Industrie ouvre grand les portes de l’île Seguin à une cohorte d’artistes, parmi lesquels Arman, Sanejouand, Jacquet, Takis ou encore Jean-Pierre Raynaud par le biais d’“incitations” à une fusion improbable mais possible. Point culminant de ses incitations, l’exposition “Rouge Vert Jaune Bleu”, organisée au Musée des arts décoratifs de Paris en 1972 et dans laquelle Jean-Pierre Raynaud démontre sa capacité à “revisiter” la toute récente 4 L. Un peu plus tard, en 1973, un coureur des 24 Heures du Mans, par ailleurs commissaire-priseur, Hervé Poulain, a l’idée de faire peindre la BMW qu’il conduisait par son ami – et voisin du Mans – Alexandre Calder. Succès immédiat, reconnaissance médiatique considérable, le coup d’essai se transforme en une opération à répétition. Après Calder, viendront, entre autres, sous la baguette d’Hervé Poulain et avec toujours une BMW en guise de support, Stella en 1976, Liechtenstein en 1977, Warhol en 1979, Ernst Fuchs en 1982, Robert Rauschenberg en 1986… et tout cela se terminera, comme il se doit, par d’homériques ventes aux enchères (lire page 20).

Tout va donc pour le mieux entre art et automobile. Pourtant, dans l’ombre rôde un perturbateur, un amoureux des casses qui récupère et transmue. César compresse les accidentées, les anonymes comme les “championnes” (1985-1986) et parfois même les enrichit d’expansions.

Trop de voitures, trop de consommation. L’heure est à la contestation, à la mise en cause, au rejet. En 1971, grand bétonneur devant l’éternel, Wolf Vostell enferme, à Chicago, une Cadillac dans une masse de béton. Cénotaphe, mastaba… ? Un enterrement que reprendra à son compte Arman avec son Long time parking, commencé en 1975 et terminé en 1982, inclusion de soixante voitures banales dans une tour de béton. Pire, en 1974, un groupe d’artistes et d’architectes texans, issu de la mouvance radicale américaine, la “Ant Farm”, s’amuse à planter le nez dans le sol, à Amarillo, le long de la mythique Route 66, dix Cadillac datées de 1948 à 1960. Vingt-cinq ans plus tard, ce geste, baptisé Cadillac Ranch, est devenu tout autant qu’un manifeste ou une œuvre, un monument.

Un autre geste de même nature sera réalisé douze ans plus tard par un autre groupe d’artistes et d’architectes, Site, avec Highway 86. Pour l’Expo 1986 de Vancouver, Site avait composé In situ, une chaussée ondulée sur laquelle s’alignaient, immobiles, une procession de voitures uniformément peintes en blanc… Dans le même temps, la Fondation Peter Stuyvesant faisait circuler dans Paris quatre taxis peints par Morellet, Pistoletto, Schippers et Spoerri.

De son côté, Andy Warhol donnait son avis sur la question avec la série des Crashed Cars. C’est avec une voiture accidentée que Bertrand Lavier allait justement défrayer la chronique en 1993, à la galerie Durand-Dessert. Une Alfa-Romeo Giulietta rouge et gravement pliée. Un pied de nez à Duchamp, selon Lavier, qui opérait là un savoureux contre-pied, bousculant le ready-made et intronisant le ready destroyed. Cet humour si particulier et si générique de Lavier, on le retrouve sept ans plus tard avec l’affaire Xara/Picasso. Citroën sort une nouvelle Xara, et les conseils en communication de la firme suggèrent de la signer Picasso. L’aile s’orne donc de la signature du maître. De l’argent circule, des complaintes s’élèvent, relayées par la presse, le miniscandale enfle, le soufflé retombe. Lavier s’empare de l’événement, compose une image à partir d’une photo retravaillée, en fait une carte de vœux pour l’an 2000, la propose au Musée d’art moderne de la Ville de Paris qui l’accepte. La boucle est bouclée. L’industrie et la communication ont tenté de récupérer l’art et, en définitive, c’est l’art qui a détourné, à son profit, la dérisoire opération.

L’humour, en la matière, est bien meilleur conseiller que les “communicateurs”. En témoignent d’autres artistes, à l’image d’Ange Leccia, d’IFP ou encore de BP – les bien nommés –, qui savent si bien mêler dérision et tendresse dès qu’ils abordent aux rives de l’automobile. En témoigne encore, à l’inverse, un petit film publicitaire à la gloire d’une excellente automobile originaire d’outre-Rhin : visite d’une exposition aux grandes toiles noires et sinistres, sorte de compromis entre Soulages et Moretti (qui dit mieux…), avec en final une toile extrêmement colorée et ce commentaire : “Là, il a changé de voiture”.

Beaucoup moins pathétique est la manière dont Matthew Barney utilise l’automobile dans ses Cremasters. Beaucoup plus excitantes sont les Tentatives de Bublex, ou encore les rétrécissements de DS 19 orchestrés par Orozco. Beaucoup plus amusants, surprenants et astucieux, les multiples déplacements du petit musée installé dans sa Mini par Laurence Dreyfus, tout comme le sont également les voitures miniatures de Navin Rawanchaïkul, tout jeune artiste thaïlandais actuellement présenté à la galerie Air de Paris. Toutes petites voitures donc, faisant fonction de poufs sur lesquels s’asseoir, et équipées d’un tiroir à l’intérieur duquel on trouve un illustré, une cassette et des écouteurs. Il suffit de glisser la cassette dans le lecteur dissimulé dans le pare-chocs, et la balade commence…

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°106 du 26 mai 2000, avec le titre suivant : La valse hésitation des artistes

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