Quatre roues en quête de style

De l’élégance à l’efficacité

Par Gilles de Bure · Le Journal des Arts

Le 26 mai 2000 - 1857 mots

S’agit-il de style ou de design ? Les puristes s’en tiennent au design, les amoureux se réclament du style et le débat fait long feu. À l’heure où presque toutes les voitures se ressemblent, le design a peut-être gagné la bataille, mais le style s’en ressent amèrement. Petite traversée du siècle, d’un capot l’autre, de la Ford T à la Smart, avant, dans un autre article, de voir comment les artistes se sont emparés de l’automobile.

Le siècle s’achève de façon étonnamment moderne. Un certain Camille Jenatzy, belge de son état, se met, un beau jour d’octobre 1899, au volant de sa “Jamais contente”, la voiture électrique qu’il a conçue. Et, sans coup férir, il va battre le record de vitesse terrestre à plus de 105 km/h. Du jamais vu, puisque aucun être humain n’avait encore passé la barre des 100 km/h ! Beau record, donc, et officiellement homologué. Mais ce qui frappe encore plus, c’est l’extraordinaire modernité formelle de la “Jamais contente” : un obus qui semble déjà annoncer le Futurisme, le Streamline, l’aérodynamisme et le Bolidisme… Oubliés tous les fardiers et autres phaétons, l’automobile sera contemporaine ou ne sera pas.

Il faudra attendre 1908 pour que la première automobile répondant aux critères non encore établis du design industriel voie le jour. Adepte du taylorisme, l’ingénieur Henry Ford met au point la Ford T : quatre roues, quatre places et moins de 1 000 dollars l’unité. Une véritable révolution culturelle, doublée d’un succès inouï : de 1908 à 1927, quinze millions d’exemplaires de la Ford T seront produits. “Que Dieu bénisse le nom de Ford !”, s’exclame l’Amérique, mobile et nomade, qui découvre son nouveau cheval. Pour autant, le design de la Ford T n’avait rien de poétique ou de flashy. Henry Ford lui-même ne déclarait-il pas : “On peut commander la Ford T dans n’importe quelle couleur à condition que ce soit le noir” ?

Le XIXe siècle ne s’achèvera en réalité qu’en 1914, et le XXe débutera timidement en 1918. L’aéroplane et les véhicules blindés ont fait, durant la Première Guerre mondiale, des pas de géant. Mais c’est véritablement dans les années trente que tout va se jouer, se mettre en place, se décliner jusqu’à l’orée des années 2000. Bien sûr, déjà en 1909, le 20 février, Tommaso Marinetti publiait dans Le Figaro le “Manifeste du Futurisme”. Violent, ambigu et perturbant, il proclame “l’exaltation de la vitesse, de la jeunesse et de l’action”. Marinetti et ses amis sont fascinés par la vitesse. À tel point qu’ils veulent donner à cette vitesse des formes absolument neuves qui supplanteront celles du passé, sans exception. Mais voilà, la guerre balaiera projets et rêves, utopies et réalités. Et c’est aux États-Unis, dans les années trente et quarante, que sera repris le flambeau de la formalisation de la vitesse, avec le style Streamline, archétype de l’Amérique triomphante, dynamique, conquérante.

Une litanie d’architectures, de lieux, d’objets vont voir le jour sous le crayon de grands stylistes, tels Norman Bel Geddes, Henry Dreyfus, Raymond Loewy… une litanie de masses linéaires, s’articulant sans discontinuité et qui allaient évoquer l’idée de vitesse : stations-service, cinémas, une véritable civilisation du déplacement, de la mobilité, de l’autoroute. Ces formes aérodynamiques, droit sorties d’une soufflerie d’usine, témoignaient d’une hygiène facile, d’une simplicité et d’une complicité d’emploi sans pareilles. Elles trouveront leur apogée dans les horizontales sinueuses et les arrondis souples de quelques automobiles emblématiques, comme l’Airflow (“courant d’air”) de Chrysler en 1934, la Cord 810 de Gordon Buehrig en 1936, ou encore la première Studebaker dessinée par Raymond Loewy en 1947. Grande période donc pour les belles Américaines, avec aux commandes, ou plutôt aux crayons, des génies du style, tels Gordon Buehrig (Cord, Duesenberg…), Harley Earl (Cadillac, Buick…), Phil Wright (Silver Arrow…), et à nouveau le “Frenchy” Raymond Loewy, avec cette fois-ci la Studebaker “Commande”, dont le nez en obus et le corps en forme de fuselage d’avion à hélice allaient, en 1950, faire couler beaucoup d’encre.

Pour autant, l’Europe ne s’endort pas. Et même si les architectes s’en mêlent, tel Le Corbusier qui présente en 1928 son projet de “voiture maximum” et, outre-Atlantique, Richard Buckminster-Fuller qui teste, en 1933, son révolutionnaire “Dymaxion”, l’industrie explore les voies du progrès. Coup sur coup, en 1934, Citroën présente sa toute nouvelle Traction Avant 7 CV, au freinage hydraulique révolutionnaire, dessinée par Lefevbre, Boulanger et Bertoni, et Volkswagen lance la Coccinelle, conçue par Ferdinand Porsche et dont on sait le succès qu’elle ne cessera de rencontrer. Innovations destinées au plus grand nombre certes, mais qui n’empêchent aucunement les grands stylistes de s’en donner à cœur joie. En 1937, Figoni et Faleschi dessinent la Talbot Lago 55 et, en 1938, Geo Ham croque la Delahaye 165 Roadster : deux merveilles d’élégance et de race qui feront rêver la terre entière. À peine plus tôt, en 1936, Mercedes-Benz lance la majestueuse 540 K, dont le tout nouveau chancelier du Reich, Adolf Hitler, fera son char de gloire.

La Seconde Guerre mondiale approche, qui sera totale et fortement mécanisée. André Citroën remet à plus tard la production de la 2 CV dont la première version a été proposée en 1939, tandis qu’aux États-Unis, prévoyant et efficace, on met au point l’idéal véhicule de guerre, la Jeep “Willy”, signée Goodhue et Sullivan, qui sera opérationnelle dès 1941. Ce qui n’empêche pas les Américains de se livrer à leur sport favori, le coast-to-coast automobile, d’autant que la caravane “Air Stream” de Wally Byam, summum du Streamline, les enchante dès 1940. À la Jeep “Willy”, répondra en 1944 la “Schwimmwagen”, véhicule amphibie militaire conçu également par l’équipe de Ferdinand Porsche chez Volkswagen.

La guerre est passée, les usines automobiles renaissent de leurs cendres. Au Salon de l’Auto 1948, on assiste à un sacré tir groupé : la 2 CV est enfin prête et Citroën fait sensation tant la “laideur” de sa nouvelle populaire est flagrante ; Renault présente la 4 CV déjà prototypée en 1942, et Panhard rallie tous les suffrages avec sa Dynavia en forme de goutte d’eau…

Après avoir été envahie brutalement par l’Allemagne, l’Europe est dorénavant conquise en douceur par les États-Unis. Musique et surplus vestimentaires en tête de pont. Style également, avec les avatars du Streamline. C’est au Salon des arts ménagers qu’il est célébré, avec des robots qui vont crever l’écran du quotidien domestique, carrossés, carénés comme des bolides. L’aérodynamisme est dorénavant roi. Depuis la Porsche 356, sorte de sculpture organique abstraite lancée en 1949, jusqu’à la DS 19 Citroën qui date de 1959 et qui deviendra instantanément la “voiture de la République”, en passant par le Bisiluro dessiné en 1955 par l’architecte et designer italien Carlo Molino, tout, dans ces années-là, est affaire de pénétration. Même si, en 1954, la firme italienne Iso lance le fameux “pot de yaourt”, dénommé Isetta, et si Fiat fait redessiner en 1959, dans le même esprit, la Fiat 500 par Dante Jiacosa… Et la décennie s’achève, en 1961, avec l’élégantissime, et malheureusement trop fugace, Facel Vega de Jean Daninos.

Les temps ne sont plus à l’élégance mais à l’efficacité. On commence à penser petit, maniable. Voiture de ville, facile à garer et raisonnablement consommatrice. À Londres, le designer Alec Issigonis conçoit, en 1959, la Mini-Morris qui annonçait la vogue des R5 et autres Golf et Polo. Compacte, anglaise, amusante, performante, la “Mini” vaudra à Issigonis d’être anobli par la reine ! Jusque-là, ce sont plutôt les stylistes qui ont donné forme à l’automobile. Avec Issigonis, c’est à l’irruption des designers sur ce territoire que l’on assiste. En 1972, l’architecte argentin Emilio Ambasz organise au Museum of Modern Art, à New York, une exposition intitulée “Italy, the new domestic landscape”. Au milieu de tant de merveilles, émerge une curieuse proposition du designer italien Mario Bellini, la “Kar A Sutra”, sorte d’habitacle convivial, bien plus lieu à vivre que véhicule. Bellini y annonce la venue des “scenics” et autres familiales dont la plus connue, chez nous, est l’Espace Renault qui verra le jour en 1984. En 1976, Ambasz récidive avec l’exposition “Taxi Project” qui enfonce le clou et démultiplie les habitacles. Les plus grands designers internationaux y participent.

De l’Espace à la Twingo, il n’y a qu’un pas. Même concept pour des volumes différents. Dès sa sortie, en 1993, la Twingo est célébrée par l’exposition “Design, miroir du siècle”. Quatre exemplaires de la petite voiture sympathique sont ainsi accrochés sur la façade du Grand Palais. Éternel recommencement, la fin des années quatre-vingt et le début des années quatre-vingt-dix verront renaître futurisme et aérodynamisme sous le nom de Bolidisme, dont les Italiens Caramia, Corrado et Iosa-Ghini se feront les chantres. Le Bolidisme n’aura qu’un souffle et sera vite récupéré et transformé par les Japonais en une vague de “bio-design”, sorte de matérialisation du New Age. En 1998, deux petites merveilles d’humour viennent conclure le siècle, en beauté et en design. Tout d’abord la Smart, née de la rencontre entre Mercedes et Swatch. Puis la Beetle, version revisitée, modernisée et spatialisée de la Coccinelle.

La France, la Grande-Bretagne, l’Allemagne, les États-Unis, le Japon ont très largement contribué à l’histoire du design automobile. Mais, pour ce qui est du “style”, les noms conjugués d’Alfa-Romeo, Lancia, Ferrari, Maseratti et de Pininfarina, Bertone, Giugiaro, Colani, Vignale, Michelotti, Gandini… donnent le ton. Même Bugatti ?

Où les voir ?

l Musée Schlumpf, 192 avenue de Colmar, 68000 Mulhouse, tél. 03 89 33 23 23. Quatre cents voitures d’exception dont plus de cent Bugatti !
l Musée des transports urbains, 60 avenue Sainte-Marie, 94160 Saint-Mandé, tél. 01 43 28 37 12. Sous la verrière d’un ancien dépôt d’autobus, à deux pas de la Porte Dorée.
l Musée national des techniques, Conservatoire national des arts et métiers, 292 rue Saint-Martin, 75003 Paris, tél. 01 40 27 23 31. Toute l’histoire depuis le fardier de Cugnot (1770).
l Musée de l’automobiliste, aire de Bréguières, autoroute A8, 06250 Mougins, tél. 04 93 69 27 80. Toute la passion d’Adrien Maeght et beaucoup de merveilles.
l Musée de l’automobile, château de Betterville, 14130 Pont-l’Évêque, tél. 02 31 65 05 02. Cent véhicules des origines à nos jours.
l Musée de la course automobile, 29 faubourg d’Orléans, 41200 Romorantin-Lanthenay, tél. 02 54 96 91 28. Toute l’histoire de la course et des Formules 1, 2 et 3.
l Musée du Centre historique de l’automobile française, 84 avenue Georges-Clemenceau, 51000 Reims, tél. 03 26 82 83 84. Cent trente voitures, les taxis de la Marne et deux mille modèles réduits.
l Musée de la voiture et du tourisme, château de Compiègne, place du Général-de-Gaulle, 60200 Compiègne, tél. 03 44 38 47 00. Les Renault de la Croisière jaune et les Citroën de la Croisière noire...
l Musée automobile de la Sarthe, rue Laigné, Circuit des 24 Heures, 72000 Le Mans, tél. 02 43 72 72 24. De 1914 à nos jours et, surtout, un grand nombre de voitures ayant participé aux 24 Heures. l Centre international de l’automobile, 14 rue Lesault, 93500 Pantin, tél. 01 48 10 80 00. Un fonds de cent voitures et de nombreuses expositions temporaires. l Fondation Pierre-Gianadda, 59 rue du Forum, Martigny (Suisse), tél. 41 27 722 39 78. Des pièces exceptionnelles d’avant 1939.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°106 du 26 mai 2000, avec le titre suivant : Quatre roues en quête de style

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