Sous des tropiques heureux

La Halle Tony Garnier partage les exotismes

Par Olivier Michelon · Le Journal des Arts

Le 9 juin 2000 - 1260 mots

Pour sa cinquième édition, la Biennale de Lyon « partage les exotismes » avec plus d’une centaine d’artistes venus des cinq continents. En plaçant tout ce petit monde sous le regard de l’anthropologie, le commissaire de l’exposition, Jean-Hubert Martin, poursuit ses échanges entre art occidental et non-occidental et montre, des sauvages suisses aux revendications aborigènes, la circulation des signes.

“La série des Porteurs de Proies part de l’image européenne du sauvage, du primitif. Mais pour photographier ces personnes, nous n’avions pas besoin de partir en Afrique ou en Papouasie-Nouvelle-Guinée. Nous pouvions le faire chez nous. L’idée que j’ai du sauvage, je peux la vérifier partout, même en restant chez moi !” explique Marcel Biefer. Un rond-point d’autoroute et la terre retournée d’un chantier zurichois ont suffi à Marcel Biefer et à Beat Zgraggen pour parcourir la jungle et la savane, à 500 mètres de leur atelier. Armés de lances et simplement vêtus d’une boîte de conserve comme cache-sexe, les sauvages sont soumis à des prises de vue anthropométriques, et photographiés dans leurs pratiques rituelles et quotidiennes. La saga s’achève tragiquement en 1995. Les Porteurs de Proies sont chassés de leur terre, après avoir dû troquer leurs costumes et armes traditionnels, partis pour le musée, contre des vêtements du Secours populaire, des shorts et des tennis Adidas. Peu après l’ethnologue, les civilisateurs, sont arrivés. En rembobinant la marche du colonialisme et en rejouant à domicile le rêve occidental d’un âge d’or utopique, le duo helvétique “partage les exotismes”, comme le veut la Ve Biennale de Lyon, mais de façon solitaire, sans démentir son idée. “Au fond ce n’est ni l’Europe ni la Chine que je suis venu chercher ici, mais une vision de la Chine. Celle-là j’y tiens et j’y mords à pleines dents”, écrivait au début du siècle Victor Segalen à Debussy.

Coca-Cola et Maoris
Conscient de l’ambiguïté d’un terme à consonance touristique, Jean-Hubert Martin, commissaire de l’exposition, convoque le même écrivain : “Le mot exotisme aura dès lors reconquis sa pureté originelle et ne dira plus autre chose que le sentiment que l’on a de la pureté et de l’intensité du divers.” Avec plus d’une centaine d’artistes en provenance des cinq continents, la sélection opérée par ce dernier, avec les directeurs artistiques Thierry Raspail et Thierry Prat, entend montrer les échanges entre ces “divers”, alors que dix ans auparavant, lors de “Magiciens de la Terre”, l’heure semblait plutôt à la provocation de ceux-ci : “À commencer par la liste des artistes invités, les différences sont grandes. “Magiciens de la Terre” était une exposition manifeste, qui voulait affirmer l’existence d’une création artistique dans le monde entier, en dehors des circuits occidentaux. Aujourd’hui, nous allons plus loin, en essayant de structurer la proposition, en la divisant par aires thématiques”, estime Jean-Hubert Martin. À partir des œuvres, 18 catégories, débutant par “Exotiser” et suivi par “Cloner”, “Cosmos” ou “Habiter”, toutes annoncées par un “objet-blason”, ont été mises en place avec un comité scientifique composé des anthropologues Jacques Leenhardt, Marc Augé, Philippe Peltier, Alban Bensa et Carlo Severi (lire notre entretien page 23). “Exotisme ou non, ce qui est intéressant, c’est de sortir des catégories convenues, de croiser des territoires étanches”, remarque Jean-Hubert Martin. Les artistes européens et asiatiques semblent prédominants, mais le choix s’est fait sans souci d’un quelconque équilibre de représentation, se focalisant sur la circulation des signes entre cultures : le Challenger de Nadin Ospina est une statuette précolombienne avec des oreilles de Mickey, la Blanche Neige de Walt Disney repose dans les brumes du Paysage japonais de Miran Fukuda et Mes ancêtres d’Andreas Dettloff portent tatoué sur leur crâne le logo de Coca-Cola, perdu dans des motifs maoris.

Partage et évolution
L’éclectisme géographique aurait-il succédé à l’éclectisme historique ? Après avoir mesuré son corps aux canons de la peinture occidentale, Orlan opère avec ses Self-Hybridations un tour du monde des standards de beauté. Entamée avec les civilisations précolombiennes, la série passe par l’Afrique. Dans des personnages en résine, l’artiste mêle, par l’informatique, son corps à une sculpture nuna. Parallèlement, en mimant les photographies ethnographiques du début du siècle, elle croise son visage avec celui de femmes de tribus africaines, et tourne le dos au passé : “Au-delà d’une interrogation de nos a priori, l’échange entre civilisations peut être une hybridation qui nourrit un imaginaire du futur. Il ne suffit pas d’enfiler une apparence comme un gant, les scarifications peuvent aussi être les marques de l’implantation d’un micro-processeur.” Les marquages corporels apparaissent comme un véhicule privilégié d’échange de motifs. Renouvelés dans un souci identitaire par les habitants originaires des Samoa ou des Tonga de la Nouvelle-Zélande, les tatouages tribaux ornent les chevilles de la jeunesse occidentale, conduisant parfois à des pratiques convergentes. Présentés à la Biennale, les Skin Cultures d’Art Orienté Objet franchissent une nouvelle étape, induite par les nouvelles technologies biologiques. Intégrés en 1996 dans la “cohorte” de Framingham, ville américaine de 15 000 habitants, placée sous étude physiologique depuis les années cinquante, Benoît Mangin et Marion Laval-Jeantet ont rapporté de cette “confrontation à un exotisme particulier” un court film en caméra subjective et une douzaine d’échantillons de peaux cultivées, sur lesquelles ils ont tatoué des motifs animaliers. “L’utopie suprême aurait été que des collectionneurs puissent se les greffer”, explique Marion Laval-Jeantet. “Le nom de notre collectif donne une image objective de notre travail, mais nous utilisons l’objet d’une manière psychanalytique. Le tatouage apparaît comme une façon de se fondre avec la représentation animale”, précise cette dernière, dont le corps est tatoué de façon similaire à une toile de Jouy dans Trying animal on me.

Pour Jean-Hubert Martin, la Biennale est aussi l’occasion d’injecter dans le réseau occidental des productions extérieures qui lui sont parfois adressées, à l’instar des toiles aborigènes et de leurs revendications territoriales. “Quelques artistes ont dû se plier au moule de l’art occidental pour avoir une chance de percer au centre, mais les pratiques et expressions culturelles restent totalement différentes aux quatre coins du monde. Il s’agit alors de donner à des artistes, qui restent dans leur système de référence, la possibilité d’être exposés en tant que tels”, explique-t-il, conscient du chemin parcouru depuis une dizaine d’années : “Sous le coup d’impulsions extérieures, notre regard sur l’art non-occidental évolue lentement. Le niveau d’information a grandi, et, avec la dissémination du milieu artistique, de plus en plus de manifestations ont lieu dans des lieux encore inimaginables il y a vingt ans : Kwangju, Johannesburg ou La Havane. Au final, les institutions les plus résistantes à cette évolution sont les musées d’art moderne des grandes métropoles.” Dans la section “Prédire”, le panorama pixellisé de Xavier Veilhan devrait toutefois mettre fin à nos rêves de découvertes et de fusions avec l’étranger. “La lisibilité actuelle du monde dans son entier rend la rencontre réelle impossible, la compréhension de l’autre prend un caractère ‘marketé’. Lorsque je résidais au Japon, j’ai apprécié de rester dans un rapport d’exotisme, presque joué, de conserver une légèreté de contact”, raconte-t-il. Sa mise en scène dépeint dans une “boucle visuelle” la rencontre de deux “peuples de pacotille”, identiques mais différents : coiffures d’opérette et tee-shirts pour les indigènes ; Zodiaque et costumes du XIXe siècle pour les aventuriers du Nouveau Monde. “Au final, tout le monde est un touriste pour tout le monde”, résume Xavier Veilhan.

- Ve Biennale d’art contemporain de Lyon, « Partage d’exotismes », du 27 juin au 24 septembre 2000, Halle Tony Garnier, 20 place Antonin-Perrin, 69007 Lyon, tlj sauf lundi 12h-19h, 12h-22h le vendredi, tél. 04 72 76 85 70, www.biennale-de-lyon.org, catalogue, 2 vol., 160 p., éditions RMN-Biennale de Lyon, 160 F.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°107 du 9 juin 2000, avec le titre suivant : Sous des tropiques heureux

Tous les articles dans Actualités

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque