Parti pris : Giles Waterfield

La Tate, un jouet ?

Le Journal des Arts

Le 9 juin 2000 - 705 mots

Avec le départ de la collection d’art moderne international pour la Tate Modern (lire Le JdA n°105), la Tate Britain devient l’un des plus grands musées du monde à se consacrer exclusivement à l’art d’un seul pays. La distinction entre les collections moderne et historique n’existe plus. Les intérieurs vides sont peints, quasi uniformément, en gris métallisé : la Tate Britain se transforme pour l’année en laboratoire.

La Tate Britain a abandonné l’accrochage historique au profit de salles thématiques consacrées à l’étude de thèmes tels “La terre”, “La vie urbaine”, “Mot et Image”, “Le nu”, “L’atelier d’artiste”, qui regroupent, au sein de petites expositions, des œuvres de toutes périodes. Cette présentation par thème n’est pourtant pas une première, comme le prouve, au XVIIIe siècle, l’exposition des maîtres anciens au Palais du Luxembourg, à Paris : des tableaux d’écoles diverses étaient juxtaposés dans un souci d’éducation des étudiants. Plus récemment, le MoMA a repensé l’approche de l’histoire de l’art qui a prévalu durant le XXe siècle. Mais jamais une collection aussi conséquente n’avait été entièrement accrochée selon ce principe, s’inspirant des réflexions théoriques de ces vingt dernières années. La Tate Britain a abandonné les canons admis en matière de goût, d’étude de l’évolution des styles et de classements monographiques, pour se concentrer sur “l’interaction avec les mondes sociaux dont ils sont issus et avec les idées actuellement débattues en Grande-Bretagne”.

Certains développements sont éloquents. À l’instar de la salle consacrée aux représentations des artistes, illustration de l’égotisme et de l’égocentrisme de nombreux praticiens, ou de la salle des “Nus” et ses approches convaincantes et contrastées du corps humain. Pourtant, dans bien des cas, le message reste obscur. Malgré les ambitions de ce projet, marqué par le désir de présenter des idées complexes de manière joyeuse et accessible, un manque de rigueur intellectuelle apparaît, à l’image d’un cartel dans la salle des “Nus” expliquant qu’“en dépit de leurs approches différentes, tous les artistes présentés ici partagent la même fascination pour le pouvoir de l’œuvre à transmettre des vérités essentielles sur l’existence de l’Homme”.

Où est la particularité britannique ?
L’observation s’applique à de nombreuses salles, et, malgré quelques bonnes idées, il est souvent peu aisé de comprendre pourquoi certaines œuvres sont juxtaposées. Dans la salle consacrée à la Terre, la Baie de Baiae de Turner (1823) côtoie heureusement une représentation du Nil près de Kom Ombo de Karl Weschke où le fleuve se détache de la rive jaune et immuable : le caractère austère de l’œuvre récente renforce la richesse de la composition de Turner. En revanche, la salle dédiée au portrait est plus surprenante  : quel est l’intérêt d’accrocher le portrait de Frances Rose réalisé par Hambling, œuvre désordonnée et empreinte d’auto-apitoiement, à côté du portrait du vénal Archevêque Hoadly signé par Hogarth, témoignage d’un vif esprit d’observation ? La présentation traditionnelle et hermétique de l’œuvre de Turner n’a plus cours, mais des groupes monographiques apparaissent tout de même çà et là : la Clore Gallery s’ouvre par une salle consacrée à Constable. D’autres bénéficient d’une faveur semblable. Si Hogarth et Gainsborough peuvent être admis comme représentatifs du XVIIIe siècle, et Hockney, des années soixante, Ben Nicholson est-il un artiste caractéristique du début du XXe siècle ? Le pauvre Henry Moore, actuellement passé de mode, mérite certainement d’être mieux représenté, tout comme de nombreux autres artistes britanniques de la fin du XXe siècle. Faute de thèmes précis, l’art abstrait est à peine représenté. Enfin, à l’inverse des revendications du musée qui affirme vouloir étudier les différentes notions d’appartenance britannique, la particularité de l’art d’outre-Manche est loin d’être évidente. Pourtant, c’est à n’en pas douter un thème que les différentes expositions devraient étudier, voire, théoriquement, célébrer.

Quelle est la responsabilité d’une collection nationale ? L’abandon d’une catégorisation rigide et chronologique est a priori une idée stimulante. Mais cette présentation, théoriquement censée rompre avec les concepts élitistes, met en évidence une intervention des commissaires encore plus importante que tout autre type d’accrochage. Les visiteurs ne sont jamais autorisés à regarder les œuvres comme ils l’entendent, ni à les contempler, sans cesse dérangés par d’étranges peintures voisines qui parasitent leur vision. Une collection nationale peut-elle être le jouet d’un commissariat d’exposition ? Espérons que l’avenir nous réservera de meilleures surprises.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°107 du 9 juin 2000, avec le titre suivant : La Tate, un jouet ?

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