Église

Le moine et l’icône : l’avenir du monastère de Sainte-Catherine

Au cœur du Sinaï, une des plus belles collections s’ouvre au monde moderne

Par Martin Bailey · Le Journal des Arts

Le 30 juin 2000 - 2164 mots

Au pied du mont Sinaï, le monastère Sainte-Catherine garde jalousement depuis 1 500 ans des icônes et des manuscrits d’une richesse exceptionnelle. Après de nombreux pillages « scientifiques », les moines prennent aujourd’hui en main la gestion de leurs collections, créant un musée et prêtant leurs chefs-d’œuvre à l’étranger. Notre correspondant Martin Bailey y a séjourné.

Situé au pied du mont Sinaï au sommet duquel Moïse reçut les Tables de la Loi, Sainte-Catherine est le plus ancien monastère du monde à avoir été habité sans interruption. Son église et son enceinte fortifiée en granit ont été construites au milieu du VIe siècle sur un ancien site monastique, à l’emplacement du Buisson ardent. L’église originale n’a subi que peu de transformations et le mode de vie des moines n’a quasiment pas changé depuis 1 500 ans. Les visiteurs n’ont accès qu’à une partie relativement limitée du monastère. Ils voient d’abord les murs d’enceinte en granit rouge, hauts de 15 mètres, puis se dirigent vers l’enceinte nord érigée par Justinien, dans laquelle une porte étroite permet d’accéder à l’église. Pour des raisons de sécurité, les touristes et pèlerins ne peuvent désormais aller plus loin que le narthex et l’entrée de la nef. Cette construction close, de 80 mètres sur 70, ressemble à une ville médiévale fortifiée, mais offre néanmoins toutes les installations nécessaires à la vie quotidienne. La communauté, dirigée par l’archevêque Damianos, compte à présent vingt-cinq moines, tous grecs à l’exception d’un Texan et d’un Londonien. Le père Daniel est le “gardien du trésor” qui rassemble de véritables œuvres d’art, offertes par les pèlerins ou créées par des générations antérieures de moines. Le dernier moine artiste, le père Pachomios s’est éteint en 1960 et, avec lui, la tradition de peinture d’icônes, transmise de manière ininterrompue depuis le VIe siècle.

Le monastère a échappé à la vague iconoclaste
Il y a peu de temps encore, c’étaient les spécialistes qui représentaient un danger pour les trésors artistiques de Sainte-Catherine. Au milieu du XIXe siècle, les Européens ont peu à peu pris conscience que le Sinaï cachait les plus anciens manuscrits et icônes de la chrétienté. Même si la plupart des chercheurs se contentaient de les étudier in situ, d’autres ont été tentés de se les approprier prétextant l’incapacité des moines à les conserver. Parmi eux, Constantin Tischendorf, spécialiste allemand de la Bible, ou encore Porfirij Upenskij, grand ecclésiastique russe. La plupart des icônes rapportées par ce dernier ont été perdues dans des circonstances mystérieuses durant les derniers jours de l’occupation de Kiev par les Allemands, en 1943. Sainte-Catherine possède la plus importante collection d’icônes anciennes au monde, certaines remontant au VIe siècle. Du fait de sa situation isolée, le monastère a échappé à la vague iconoclaste responsable de la destruction de nombreuses œuvres d’art byzantin. Comme le remarquait Kurt Weitzmann, professeur à Princeton, jusqu’en 1956 “rien n’a été publié sur la collection d’icônes, et on ignorait même jusqu’à son existence”. Il étudie alors la collection, relevant les particularités de 2 048 icônes et rédige en 1976 un premier volume rassemblant 61 icônes antérieures au Xe siècle. Il est mort avant d’avoir achevé avec son confrère Manolis Chatzidakis le reste du catalogue.

Aujourd’hui, deux groupes d’icônes sont présentés dans l’église. Les 70 petites icônes les plus importantes sont exposées dans le narthex, derrière de grandes vitres sans éclairage électrique. Dans la partie principale de l’église, 200 icônes sont alignées sur les murs, mais il est difficile de les voir correctement depuis la zone où sont confinés les visiteurs. D’autres icônes sont dispersées dans les chapelles du monastère et de ses environs et le corpus de la collection est à présent conservé en lieu sûr, dans un bâtiment de 1951. L’état des icônes est très inégal. Kurt Weitzmann, unique étranger à avoir eu accès à l’ensemble de la collection, constate que “tandis que certaines icônes sont dans un parfait état de conservation, rarement observé dans les plus grands musées du monde – et dû en grande partie au climat sec –, au moins autant présentent un état déplorable, qui varie de la détérioration légère à la destruction presque totale de la couche picturale”. Les rares travaux de restauration entrepris ont fait beaucoup de dégâts. Dans les années cinquante, le père Pachomios, utilisait de la peinture à l’huile moderne pour restaurer les zones endommagées de certaines icônes à l’encaustique du VIe siècle. Cependant, le nettoyage du Christ Pantocrator a permis en 1962 de le dater du milieu du VIe siècle, plutôt que du XIIIe siècle. Il devenait ainsi la plus ancienne icône conservée au monde. Selon les conclusions de Manolis Chatzidakis, l’empereur Justinien aurait pu l’offrir au monastère vers 550. Il ajoutait également que ce pourrait être une copie de l’icône du Christ de Chalkis, exécutée une vingtaine d’années auparavant à Constantinople. D’autres spécialistes pensent en revanche que le Christ Pantocrator aurait pu être exécuté sur place et inspiré, notamment pour la technique à l’encaustique, des portraits du Fayoum.

La plus ancienne peinture sur bois anglaise pourrait bien être conservée au Sinaï. Selon Kurt Weitzmann, une petite image de Christ en majesté serait la plus ancienne icône des croisés à avoir survécu, peinte par un artiste anglais au cours de la première moitié du XIIe siècle. La draperie représentée rappelle le style de celles que l’on trouve dans les peintures de cette époque, provenant d’Angleterre et du nord de la France. Le visage du Christ présente une forte ressemblance avec une illustration trouvée dans un psautier exécuté à l’abbaye de Shaftesbury et aujourd’hui conservé à la British Library. L’image serait l’œuvre d’un Anglais installé à Jérusalem et influencé par l’art byzantin. Plus tard, Robert Nelson, spécialiste d’art byzantin, a émis l’hypothèse d’un Christ copte réalisé un siècle plus tard.

Staline met en vente le Codex sinaïticus
La bibliothèque de Sainte-Catherine, la plus ancienne de la chrétienté, remonte à la fondation du monastère. Jusqu’en 1734, les manuscrits étaient dispersés dans différents bâtiments, avant d’être catalogués et rassemblés. Grâce au climat très sec et une manipulation relativement rare des livres, la plupart des œuvres sont restées dans un bon état. Les deux tiers des écrits sont en grec, et le reste en arabe, syriaque, arménien, géorgien, copte, slave et latin. Le plus bel ouvrage, également le plus ancien est un palimpseste, le Codex syriacus, une traduction en syriaque de la Bible recouverte d’un texte du VIIe siècle. Le Codex sinaïticus, qui date du milieu du IVe siècle, est le plus ancien manuscrit de la Bible à avoir survécu, avec son contemporain le Codex vaticanus, conservé à Rome. Les circonstances dans lesquelles il est entré à Sainte-Catherine, sans doute à sa création, restent mystérieuses, mais il pourrait bien s’agir de l’une des cinquante Bibles que l’empereur Constantin avait ordonné à Eusèbe de Césarée de copier, ou encore d’une copie d’un de ces ouvrages. En 1844, Constantin Tischendorf visite Sainte-Catherine à la recherche d’anciens textes bibliques et découvre 129 feuillets du Codex. Il tente d’en faire l’acquisition et le bibliothécaire lui cède finalement 43 feuillets (conservés à l’université de Leipzig). En 1859, Tischendorf revient au Sinaï et trouve un autre lot portant le total de feuillets à 346. Il est prêt à tout pour acquérir le manuscrit et parvient à l’emprunter en promettant de le rendre. Il repart pour Saint-Pétersbourg où il publie une édition en fac-similé et offre l’original au tsar. Au cours des dix années suivantes, Tischendorf et le gouvernement russe tentent de régulariser leur acquisition et font pression sur les moines afin qu’il reconnaissent qu’il s’agit d’un don. En 1933, le gouvernement de Staline met en vente le Codex et le British Museum l’acquiert par l’intermédiaire du marchand londonien Maggs Bros pour 100 000 livres, somme colossale pour l’époque. Le musée s’interroge vaguement sur les conséquences de la transaction pour la Russie, mais l’idée que le monastère Sainte-Catherine puisse déplorer cette perte ne l’effleure même pas. Le directeur de l’institution londonienne précise : “Il n’est nullement question ici de s’approprier injustement un objet de valeur appartenant au trésor d’un autre pays. Les liens qui unissent le Codex à la Russie sont purement accidentels.” Des documents de la British Library indiquent que le 29 janvier 1934, l’archevêque Porphyrios envoie au musée un télégramme acerbe : “Le monastère du mont Sinaï vous informe que le Codex sinaïticus a été sorti du couvent traîtreusement et frauduleusement par le gouvernement de Russie en 1859. Le monastère du Sinaï étant son unique propriétaire légitime, il est déterminé à revendiquer ses droits contre tout détenteur dudit Codex.” Scot McKendrik, conservateur du département des manuscrits à la British Library a récemment déclaré : “En 1869, les Russes ont régularisé l’acquisition et de ce fait, le British Museum a obtenu un titre de propriété valable. Depuis, le Codex sinaïticus est exposé au public, gratuitement, sept jours sur sept.”

Un musée cette année ?
Bien évidemment, le monastère a réagi aux assauts de ces spécialistes intéressés en se refermant sur lui-même. Mais aujourd’hui, les moines montrent une réelle volonté de partager leur patrimoine. Le monastère a accepté de prêter dix icônes au Musée de l’Ermitage pour l’exposition “Sinaï, Byzance, Russie : l’art orthodoxe du VIe au XXe siècle”, jusqu’au 18 septembre. Parmi celles-ci se trouvent notamment une représentation de saint Nicolas du Xe siècle, deux grandes icônes de Moïse et d’Elijah réalisées au début du XIIIe par Stephanos ainsi que quatre icônes inédites qualifiées de “sensationnelles” par le commissaire de l’exposition Yuri Piatnitsky. Après Saint-Pétersbourg, l’exposition devrait être présentée à Londres, du 17 octobre à février 2001 à la Courtauld Gallery. Le monastère pourrait également prêter une icône à l’encaustique, la Vierge entre saint Théodore et saint Georges pour une exposition consacrée à “La mère de Dieu” au musée Benaki d’Athènes cet automne. Ce chef-d’œuvre quitterait le Sinaï pour la première fois en 1 500 ans.

Dans l’enceinte du monastère, une ancienne réserve sera transformée en musée. Les plans n’ont pas été dévoilés car les autorités égyptiennes n’ont toujours pas donné leur accord. L’archevêque se contente de qualifier le projet de “sacristie protégée” et espère que le musée ouvrira ses portes avant fin 2000. La riche bibliothèque est depuis le début de l’année accessible aux visiteurs et des publications nouvelles sont en préparation comme celles d’un ensemble de manuscrits anciens, découverts derrière un mur de briques en 1971. Cette cachette renfermait 1 200 manuscrits, dont 800 rédigés en grec parmi lesquels un exemplaire du IXe siècle de L’Iliade d’Homère. Enfin, malgré la réticence initiale des moines, le projet de numérisation est à présent accepté comme continuation de la vieille tradition de copie de textes. La fondation Sainte-Catherine, installée à Londres, a permis de rassembler le matériel nécessaire et quatre manuscrits sont actuellement en cours de numérisation. Dans un premier temps, les chercheurs auront accès à la collection depuis un centre actuellement en construction à Osios Loukás, près de Delphes, sous l’égide des amis grecs du monastère.

De Mahomet à une piste d’atterrissage
Une communauté de moines anachorètes s’installe dans la région dès le début du IVe siècle, et en réponse à leur demande de protection, l’empereur Justinien ordonne vers 550 la construction des murs d’enceinte. Selon la légende, le prophète Mahomet, encore marchand, visite le monastère à la fin du VIe siècle et, en remerciement de l’hospitalité des moines, les place sous sa protection en 620. Elle durera près de cinq siècles, et en 1106, alors que le monastère est menacé, les moines convertissent le réfectoire en mosquée, afin de le transformer en lieu saint pour les musulmans. L’ancienne mosquée existe toujours, à quelques pas seulement de l’église. Le lieu, d’abord consacré à la Vierge, est rebaptisé après la découverte des ossements de sainte Catherine en 800, sur le sommet de la plus haute montagne du Sinaï où des anges les auraient déposés. Les pèlerins de l’Europe de l’ouest affluent et leurs dons permettent au monastère de prospérer. En 1517, après la conquête du Sinaï par les Turcs, les moines renforcent leurs contacts avec les Églises orthodoxes de Russie et de Grèce et, depuis le XVIIIe siècle, la plupart des moines sont grecs. Après avoir envahi l’Égypte en 1798, Napoléon ordonne la reconstruction de l’enceinte justinienne. Peu après, la région repasse sous contrôle ottoman, avant d’être occupée par les Anglais de 1881 à 1922. Après la création de l’État d’Israël en 1948, le Sinaï est le théâtre de violents combats pendant les guerres israélo-arabes et l’occupation israélienne de la région en 1967 modifie irrémédiablement l’existence solitaire des moines de Sainte-Catherine. Pour des raisons stratégiques, une route goudronnée et une piste d’atterrissage y ont été construites et les touristes affluent.

Comment se rendre à Sainte Catherine ?
Le site se trouve à 220 km de Charm el-Cheikh ; le monastère et l’église sont ouverts tous les jours sauf vendredi, dimanche et certains jours fériés grecs de 9 heures à midi. Les visiteurs peuvent séjourner dans l’auberge récemment rénovée du monastère, hors les murs (tél./fax : 20 62 470 353). Renseignements auprès de Sainte Catherine Foundation, 14 Cleveland Row, SW1A 1DP Londres.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°108 du 30 juin 2000, avec le titre suivant : Le moine et l’icône : l’avenir du monastère de Sainte-Catherine

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