Architecture

Le match des anciens et des modernes

Quand l’antique inspire le stade d’aujourd’hui

Par Jean-François Lasnier · Le Journal des Arts

Le 30 juin 2000 - 1135 mots

Si footballeurs et rugbymen, gladiateurs des temps modernes, ont remplacé ceux de l’Antiquité, le stade constitue sans doute l’héritage le plus évident de l’architecture romaine. À l’instar du Colisée, modèle absolu, les arènes modernes ont rivalisé dans la prouesse technique, sans manquer de se référer, consciemment ou non, à l’exemple antique. Au-delà de leur intérêt architectural, ils sont surtout devenu des lieux de mémoire essentiels de la « société du spectacle ».

Ouvert au public en dehors des manifestations, le Stade de France, inauguré début 1998, accueille plus de visiteurs que la toute proche basilique Saint-Denis. Ou comment la médiatisation à outrance du sport amène le grand public à l’architecture. Lieu essentiel de sociabilité et d’expression d’une culture populaire dans la société contemporaine, le stade constitue paradoxalement l’héritage le plus direct de l’Antiquité : de l’amphithéâtre romain au stade moderne, l’arène elliptique entourée de gradins reste la forme basique de ces enceintes vouées aux jeux, même si le football et le rugby ont remplacé les combats de gladiateurs (munera) et les chasses aux fauves (venationes).

C’est le premier plébéien à monter sur le trône impérial, Vespasien, le fondateur de la dynastie flavienne, qui décida la construction du premier amphithéâtre en pierre. Commencé en 69, le Colisée, ainsi qu’il a été baptisé par la postérité en référence au colosse voisin, fut inauguré en 80 sous le règne de Titus par cent jours de jeux, naumachies, chasses – au cours desquelles 5 000 fauves sont tués –, sous les yeux de 50 000 spectateurs. Véritable tour de force technique, le Colisée reprend les solutions expérimentées dans les théâtres antérieurs. Les gradins reposent sur un système de voûtes en berceau disposées radialement interrompues par des couloirs concentriques également voûtés en berceau. Plus vaste enceinte du monde romain, ce prototype fut bientôt imité tout autour du bassin méditerranéen, de Pergame à Pola (Croatie), de Trèves à El Djem (Tunisie). Élevés à la même époque, les amphithéâtres d’Arles et Nîmes, les mieux conservés du monde romain, continuent d’ailleurs d’accueillir des manifestations sportives.

Avec la chute de l’empire romain d’Occident, la construction d’amphithéâtres, où nombre de chrétiens ont connu le martyre, a cessé, pour ne reprendre qu’au XIXe siècle avec le renouveau de l’idéal olympique, dont on sait ce qu’il est advenu. À une époque où les jeux du stade ont retrouvé cette fonction essentielle de divertir la “plèbe” et canaliser une violence sociale latente, l’arène est redevenue un acte architectural majeur, non dénué d’affinités avec son ancêtre romain. Renouant avec le vocabulaire monumental romain, Tony Garnier a ponctué le stade de Gerland (1926) de majestueux porches d’entrée, superposant arcades et grande arche. Malgré cette référence antiquisante, l’ouvrage lyonnais n’en utilise pas moins le matériau par excellence – souvent associé à une charpente métallique – du stade moderne, le béton armé. En transposant dans l’architecture sportive les voussoirs collés en béton précontraint, utilisés dans les viaducs autoroutiers, Roger Taillibert a fait du Parc des Princes l’emblème de ses possibilités constructives. Ce qui n’empêche pas le stade du PSG de présenter un système de circulation horizontale commandant les accès vers les gradins et l’extérieur, identique à celui du Colisée.

Coupe du Monde de football en Italie en 1990 et en France en 1998, ou plus récemment Euro 2000 en Belgique et aux Pays-Bas, plusieurs grandes compétitions internationales récentes en Europe ont stimulé la construction de nouvelles enceintes, rivalisant de prouesses techniques, tandis que la nécessaire rentabilité d’équipements de plus en plus coûteux incitait au développement de leur caractère polyvalent. Équipé de plusieurs restaurants, salles de conférence et d’un complexe sportif, l’ArenA d’Amsterdam (1996), où se sont déroulées plusieurs rencontres de l’Euro 2000, bénéficie surtout d’un toit escamotable composé de deux panneaux de 36 x 105 mètres que l’on peut ouvrir en vingt minutes. Mieux encore, au Gelredome d’Arnhem (1998), autre site de l’Euro 2000, c’est le terrain lui-même qui peut être escamoté : quelques heures suffisent, grâce à un système hydraulique, pour faire apparaître ou disparaître la pelouse, placée dans un conteneur. Au Stade de France, présenté comme le plus grand stade olympique modulable du monde, œuvre conjointe des cabinets Macary-Zubléna et Regembal-Costantini, la tribune basse de 25 000 places peut reculer de quinze mètres sous la tribune médiane pour laisser apparaître la totalité de la piste d’athlétisme et les sautoirs, et passe alors à 20 000 places. Le déplacement s’effectue en dix éléments de 700 tonnes chacun et dure environ cinq jours. À l’instar de nombreuses enceintes modernes, la pelouse du stade de la Plaine-Saint-Denis descend à onze mètres sous terre, afin de limiter l’élévation du “monument”. Une solution utilisée aux arènes de Fréjus par exemple. En revanche, avec la structure métallique de 14 000 tonnes qui le coiffe, on est loin du simple velum tendu au-dessus du Colisée. Quant à l’ampleur monumentale de l’amphithéâtre Flavien, elle a depuis longtemps été dépassée ; ainsi le Camp Nou (1957) à Barcelone peut-il accueillir plus de 100 000 spectateurs !

Il est amusant de noter que les stades contemporains avec leurs tribunes présidentielles, leurs loges VIP et leur tarification dégressive de bas en haut reproduisent, de façon atténuée certes, la division sociale de rigueur dans les arènes antiques. Au Colisée par exemple, les gradins de marbre les plus proches de l’arène étaient réservés à l’ordre sénatorial, les quatorze suivants à l’ordre équestre, et ainsi de suite jusqu’aux derniers gradins en bois, le summum maenianum, pour les esclaves et… les femmes.

Si les perpétuelles modifications auxquelles sont soumis les stades afin de s’adapter à l’évolution du sport-spectacle mais aussi au renforcement des normes de sécurité, semblent incompatibles avec l’approche patrimoniale, ces enceintes demeurent pourtant les lieux privilégiés d’une mémoire populaire, des exploits de Jesse Owens aux Jeux de Berlin en 1936 sous les yeux d’Hitler au sacre des Bleus en 1998. L’inscription en 1992 de sept arènes de course camarguaise en bas Languedoc, édifiées au début du siècle ou dans les années trente, témoigne de la reconnaissance, pour la première fois en matière de protection, d’un patrimoine ethnologique vivant, un glissement de l’art et de l’histoire vers la sociologie.

Considérant que la continuité des liens historiques qui conduisent des arènes antiques aux édifices d’aujourd’hui, ainsi que le caractère répétitif et la densité remarquable en Europe de ce patrimoine, en font un emblème de l’unité et la diversité culturelle des peuples européens, deux associations, Reg’arts culture et Cicat, ont reçu le soutien de l’Union européenne pour créer les Routes des arènes et des stades en Europe et en Méditerranée. Favoriser la connaissance et la protection de ce patrimoine, établir des itinéraires culturels mais aussi développer un travail scientifique, sont quelques-uns des objectifs de ce réseau original, qui entre dans sa phase de mise en œuvre, dans le cadre du programme Culture 2000 (renseignements : 01 43 38 52 96 ou 01 42 09 43 47).

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°108 du 30 juin 2000, avec le titre suivant : Le match des anciens et des modernes

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