Le premier des Mohicans

Rodolphe Bresdin, un génie maudit à découvrir à la loupe

Par Adrien Goetz · Le Journal des Arts

Le 30 juin 2000 - 718 mots

Si le nom de Bresdin ne vous dit rien et si vous êtes étranger au monde de l’estampe du XIXe siècle, vous ressortirez enthousiaste et (presque) spécialiste de l’exposition de la BNF.

PARIS - Du vivant de Bresdin, en 1845, le critique Champfleury, ami de Courbet et apôtre du réalisme, avait fait le portrait, dans sa nouvelle Chien Caillou, de ce pauvre graveur inconnu, dans sa soupente, tellement misérable qu’il “encrait” ses plaques de cuivre avec le cirage de ses chaussures. Chien Caillou passe sa vie dans la compagnie d’un lapin qu’il finit par manger. C’est la légende noire de Rodolphe Bresdin.

Bresdin, pauvre, peut-être fou, solitaire, appartient encore au monde du rêve romantique : sur son mur lépreux, une eau-forte de Rembrandt, qu’il ne peut se résoudre à vendre ; dans ses dessins, des forêts d’entrelacs fantastiques, de symboles obscurs – et, en écho, les noirs les plus profonds, les gris les plus subtils de toute l’histoire de la gravure. Son nom de guerre, Chien Caillou, sonne comme la déformation de Chingachgook, l’indien de Fenimore Cooper dans Le Dernier des Mohicans, paru en 1822. Car le monde de Bresdin se rattache aux songes d’une enfance retrouvée à volonté, aux images qui bercèrent la jeunesse des enfants du siècle : le Journal des Voyages, Le Robinson suisse... Bresdin, autodidacte, se donne pour but de concurrencer à la fois Rembrandt et les livraisons du Magasin pittoresque. Ses planches sont rares et précises comme les évocations obsessionnelles de pays merveilleux, de sous-bois, de forêts vierges luxuriantes, facétieuses aussi ; sur une stèle perdue dans une jungle de branches et de feuilles, gravée pour le frontispice des insipides Fables et contes de Thierry-Falletans en 1868 il a écrit, si l’on se donne la peine de lire, une devise de potache : “Qui me délivrera des Pignoufs ?”

Superposition de légendes
Puis vint la légende dorée de Bresdin, le Bresdin qu’Odilon Redon saluait comme son seul maître, celui que Des Esseintes, le héros d’À Rebours de Huysmans en 1884, figure de l’esthète absolu, place dans sa collection, au cœur de sa “thébaïde”, comme une icône décadente, le Bresdin auquel Robert de Montesquiou consacra un livre, L’Inextricable Graveur, paru en 1913. Puis ce fut le Bresdin des surréalistes, le précurseur des forêts de Max Ernst, le Bresdin que portait aux nues Claude Roger-Marx dans le n° 5 de L’Œil, en 1955.

Aujourd’hui, il est temps de revoir l’œuvre et d’oublier cette superposition de légendes. Bresdin doit-il rester confidentiel, un graveur pour graveurs, comme il est des écrivains pour écrivains ? Certainement pas. Son premier historien fut certes Dirk Van Gelder, qui en établit le catalogue raisonné en 1976, graveur lui-même et il n’est pas indifférent d’observer que le commissaire de l’exposition de la Bibiothèque nationale, Maxime Préaud, développe lui-même, depuis des années un remarquable travail de gravure à l’eau-forte. La lecture du catalogue, pour cette raison, même si l’on n’est pas spécialiste, est passionnante : rarement il est donné ainsi d’entrer, avec une grande clarté pédagogique qui mérite d’être soulignée, dans les subtilités techniques de l’art de l’estampe, de comprendre le travail de l’artiste. C’est un second univers de rêves, qui donne envie de devenir collectionneur de ces planches si rares et si complexes. Car l’émotion devant les œuvres, après cent ans de critiques narcissiques qui ont réinventé leurs Bresdin, est intacte, soutenue par ce commentaire franc et sans effet facile. Maxime Préaud fait découvrir, avec un choix de cent vingt œuvres, l’essentiel de Bresdin, dont certaines pièces uniques, rapprochées avec intelligence de dessins et d’estampes d’autres maîtres, des planètes voisines, Bosch, Jacques Callot, Rembrandt ou Odilon Redon. À côté de ces chefs-d’œuvre, les feuilles de Bresdin semblent à leur place, saturées de traits, vibrantes et veloutées grâce au jeu de barbes et de griffures que permettent les rehauts de pointe-sèche. À la loupe, on peut passer des heures heureuses à s’égarer dans ces microcosmes de papier qui semblent enclore l’univers.

- RODOLPHE BRESDIN, “ROBINSON GRAVEUR�?, jusqu’au 27 août, Bibliothèque nationale de France (site Richelieu, galerie Mansart) 58, rue de Richelieu, 75002 Paris, tél. 01 53 79 59 59, tlj sauf lundi et jours fériés 10h-19h, dimanche 12h-19h, entrée libre. Catalogue par Maxime Préaud, conservateur général du patrimoine, département des Estampes et de la photographie de la BNF, ISBN 2-7177-2105-3, 184 p., 250 F.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°108 du 30 juin 2000, avec le titre suivant : Le premier des Mohicans

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