Urbi et Orbi

\"La beauté\" réussit surtout aux papes

Par Olivier Michelon · Le Journal des Arts

Le 30 juin 2000 - 1116 mots

Réussite exemplaire d’interventions contemporaines dans un monument historique, la quête de l’amour de « La Beauté in fabula » au palais des Papes constitue avec « La nature à l’œuvre » de l’espace Jeanne-Laurent, le point d’orgue de « La Beauté » – exposition phare des célébrations de l’an 2000 en France – , là où « Transfo » au clos des Trams déçoit malgré quelques points forts. Plus problématique est l’échec des interventions in situ dans la ville, quasiment exemptes de toute réflexion sur leur lieu d’accueil.

AVIGNON - “Quand la légende est plus belle que la réalité, on imprime la légende”, est-il dit à la fin de l’Homme qui tua Liberty Valence de John Ford. Les fables sont à l’égal des légendes. Leurs fictions disent la vérité générale, celle qui a été retenue, ou du moins celle qu’il faudra retenir. Dans la fable “in fabula”, pour reprendre le titre de la principale exposition avignonnaise, approcher “La Beauté” universelle reviendrait donc à un détour par l’amour et ses affres, à narrer la geste de la beauté. Tout le monde le sait : si “les goûts et les couleurs ne se discutent pas”, “il n’y a rien de plus beau que l’amour”. Renversé dès le début de son parcours par le grand bronze spéculaire d’Anish Kapoor, le visiteur du palais des Papes est invité à courir après son double sous la tutelle du Canzoniere de Pétrarque, né de la passion du poète pour Laure, rencontrée dans l’Avignon du début du XIVe siècle. Prise dans les enluminures d’un manuscrit du XVe, ou filmée par Ange Leccia au son de Petite fille du soleil de Christophe, le spectre de la jeune fille rôde dans les salles, ponctuant la route qui mène, des “Chemins de l’âme” à l’“Éveil spirituel” en passant par la crainte des “Locus terribilis” et la tentation consommée de la “Beauté charnelle”. Rythmé par les ambiances ombrageuses de Richie Hawtin, le parcours fait corps avec l’architecture labyrinthique du Palais, qui dévoile plus d’une vingtaine de salles, sombres ou lumineuses, dans un circuit teinté d’ironie.

Les antagonismes de l’eau et du feu mis en scène avec emphase dans The Crossing de Bill Viola dans la Grande Chapelle, sont malicieusement contrebalancés par la fragilité du rohmérien Rayon vert de Peter Fischli et David Weiss, niché dans un coin et prélude à la violence scopique des coups donnés en dessous de la ceinture par James Coleman dans Box. Coursives et alcôves précèdent les temps forts, tels Eux et nous, nous et eux, d’Annette Messager qui répand dans la chambre du Parement une nuée de chimères au-dessus du profil ornithologique de l’armure de Brandebourg. Beauté hybride entre homme et animal, la carapace compte parmi les nombreuses pièces anciennes, occidentales ou non, présentes. Mais le principal attrait réside dans les pièces produites en réponse au lieu, à l’instar de la rangée de Piedi de Luciano Fabro dans le prolongement des arcs interrompus du Grand Promenoir, ou du Respirare l’ombra de Giuseppe Penone. Autour d’un buste romain d’Hypnos, les racines naturalistes de l’architecture gothique sont revigorées par le placage sur les murs d’une large couche de feuilles de laurier. À l’opposé, le double caisson de James Turrell dans le Consistoire neutralise totalement son environnement pour parvenir à l’illusion d’un vide sans fin. Dans le vertige provoqué par le gouffre, la lumière bleue des néons fraie avec l’organique, outrepassant la distinction séculaire entre naturalia et artificilia.

Naturalia et Artificilia
Réactivation du modèle des cabinets de curiosité, l’autre volet, offert par “La Nature à l’œuvre” fait, paradoxalement peu de cas de cette taxonomie, et s’emploie à brouiller les pistes, aidée par les fleurs en verre réalisées à la fin du XIXe siècle par des maîtres verriers de Bohême. Noyés dans une scénographie pesante, minéraux, animaux, ou végétaux, ne parviennent pas moins à émerveiller et interroger le regard englué dans ses présupposés : la carte de l’Europe apparaît sur une tranche d’agate, des paysages se dessinent clairement sur une autre. Tout aussi aléatoires, sont les images, récupérées par Franck Scurti, d’un match de rugby transformé en performance colorée par la grâce économique d’un logo peint sur la pelouse. En passant les séquences de la retransmission dans une mire télévisuelle, la projection s’attache à la décomposition du remake involontaire des anthropométries de Klein par le Quinze de France et leurs adversaires irlandais. Présentée dans la friche du clos des Trams, dédié sous le nom de “Transfo” aux mutations contemporaines, le maculage ambivalent de Colors, souligne l’omniprésence du message publicitaire dans notre perception et capture la beauté du geste.

Au-delà des remparts
Parallèlement à la “Beauté in fabula”, à la “Beauté à l’œuvre “, une série d’installations in situ sont semées dans la “Belle Ville”. Las, ces œuvres sont dans le meilleur des cas des annexes de l’exposition principale – le film du Well-Tuned piano de La Monte Young à l’église Saint-Joseph, Turbulence de Shirin Neshat à l’église des Célestines, les jeux d’échec et de go au cloître Saint-Louis – ou des désastres, telle l’installation “multimédia” de As I was moving ahead occasionally I saw brief glimpses of beauty de Jonas Mekas. Cinéaste capital, l’auteur de Walden ne gagne rien à projeter quelques diapositives à côté de son film. Mais à l’exception légère du décor de Mon Bar de Bertrand Lavier, qui répond au pittoresque touristique par l’accrochage d’ustensiles contemporains sur les murs d’un bistrot, aucune des œuvres ne tient compte du contexte local, laissant à tout un chacun ses clichés de la jolie ville provençale. Situation violemment révélée par Thomas Hirschhorn, qui a décidé d’intervenir, orbi, dans le “Grand Avignon” ; à moins de vingt minutes à pied du palais des Papes, mais au-delà de la frontière sociale toujours marquée par les remparts de la ville, et aujourd’hui redoublée par la voie ferrée. Devant le bâtiment C de la cité Champfleury, au 14 rue Marie-Madeleine, l’artiste, aidé de jeunes habitants du quartier, a construit son Deleuze-Monument, seule œuvre accessible gratuitement de “La Beauté”. Mitoyen de la Statue du philosophe et du Signe, le rocher mémorial qui lui est dédié, sa bibliothèque remporte le plus grand succès. Espace de consultation des ouvrages de Deleuze, de vidéos, dont une réalisée lors d’un atelier d’écriture mené par Jean-Charles Masséra, la structure de bois, scotch et film plastique est ouverte 24 heures sur 24, sous la responsabilité d’une équipe locale. Sur un des ex-voto de l’autel, l’artiste a écrit : “Gilles, tu nous manques mais on se débrouille.”

- LA BEAUTÉ, jusqu’au 1er octobre, tlj, palais des Papes, Avignon, 9h-21h (9h-20h en août et septembre), Espace Jeanne-Laurent, Transfo et installations dans la ville, 11h-20h, Office du tourisme, tél. 04 32 74 32 74, www.avignon-tourisme.com. Catalogue édité par Flammarion, 406 p., 295 F.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°108 du 30 juin 2000, avec le titre suivant : Urbi et Orbi

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