L’actualité vue par Matali Crasset

Designer et scénographe

Par Philippe Régnier · Le Journal des Arts

Le 8 septembre 2000 - 1234 mots

Née en 1965, Matali Crasset, après des études à l’E.N.S.C.I, a travaillé avec Denis Santachiara à Milan. Elle a ensuite collaboré pendant cinq ans avec Philippe Starck dans le cadre de l’agence Thomson Multimedia, avant de créer sa propre structure en 1998. Elle participe cette année à la Biennale de design de Saint-Étienne et à « Mont-de-Marsan Sculptures 5 ». Elle commente l’actualité.

Les Journées du Patrimoine, les 16 et 17 septembre, mettent à l’honneur le XXe siècle. Depuis quelques années, des réhabilitations de monuments anciens se sont accompagnées de commandes passées à des designers contemporains. Que pensez-vous de ce type de projets ?
Tout dépend de la réalisation et des personnes à qui l’on demande d’intervenir. Le monde du design est assez diversifié et il est important d’identifier les interlocuteurs qui pourront être à même de s’inspirer du lieu et de faire une proposition en rapport avec lui. Il peut se former une adéquation entre un mobilier contemporain et un espace chargé de mémoire, notamment à travers un jeu de langage qui lie les deux. Personnellement, je ne réalise du mobilier que pour amener une nouvelle typologie, sans travailler sa présentation formelle, mais en réfléchissant sur les usages. Parmi les réalisations dans le domaine, j’aime beaucoup l’intervention de Denis Santachiara pour la chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon. Pour respecter le cadre, il n’a touché qu’à l’intérieur du bâtiment et a laissé une zone de respiration entre son intervention et les murs. Nous pouvons alors vraiment lire ce qui est contemporain et ce qui ne l’est pas.

À Mont-de-Marsan, vous avez sélectionné des œuvres de Hoetger, Wlérick et Despiau dans le cadre du “Musée dans la rue”. En quoi cette problématique de l’art dans l’espace public vous intéresse-t-elle ?
J’aime beaucoup l’idée d’investir une ville et de faire sortir les œuvres du musée, même si ce n’est pas nouveau. À Mont-de-Marsan, il s’agit vraiment de sélectionner des pièces existantes. J’ai choisi des œuvres qui sont en rapport avec mon travail, qui représentent une gestuelle, un peu comme si la sculpture pouvait nous donner la mémoire du geste. J’ai porté mon dévolu sur un semeur puisque cette activité manuelle disparaît. J’y ai associé une matière : avec le semeur, du blé ou de l’herbe seront posés au sol. J’ai fait une intervention similaire à Turin cette année dans le cadre de “Big Torino”, la Biennale des arts émergents. Mon idée était vraiment d’investir la ville en proposant le “Towing kit” en association avec Fiat et le Multipla. J’ai proposé un kit qui vient se fixer à la voiture pour la domestiquer et utiliser son énergie à des fins de promenade. Après avoir enfilé des combinaisons et des rollers, l’on est tracté comme pour le ski nautique. Nous avons fait une ballade dans Turin pour découvrir la ville. Ensuite, le tout était présenté dans l’exposition.

Comme pour “Big Torino”, de plus en plus de manifestations combinent à la fois les arts plastiques, la musique, le design… S’agit-il pour vous d’un mélange des genres ou est-ce au contraire très stimulant ?
Non, je crois que c’est très stimulant. Les limites entre les professions sont de moins en moins claires. Cela reflète un mode de fonctionnement et je trouve plutôt sain que l’on arrive à montrer différentes disciplines dans une même manifestation. En même temps, j’ai beaucoup plus de plaisir à découvrir ce qui se fait en art qu’à regarder ce que font mes confrères. En design, nous avons globalement beaucoup de contraintes qui font que nous sommes toujours freinés dans nos idées d’innovation, de matière à penser. L’art reste précurseur dans la façon d’amener les choses. C’est là que je vais me nourrir. D’ailleurs, quand je conçois des scénographies, je demande souvent à de jeunes artistes des participations assez simples, comme pour le salon “Who’s next” où j’avais fait un petit bar, “Have a drink with”. J’avais donné à chaque artiste une table avec la possibilité de montrer son travail. J’aime bien ménager des rencontres.

Le Centre Georges-Pompidou va présenter une exposition de la donation Kartell. Le design est-il assez présent pour vous dans les musées français ?
La France est un peu en retard dans le domaine du design. En Italie, les gens dans la rue sont capables de citer trois ou quatre designers. En France, quand on parvient à avoir le nom de Starck, on est bien content. Nous avons tous un rôle d’accompagnement à jouer. Beaubourg est l’endroit par excellence, puisque fréquenté par tout le monde, même ceux qui ne sont pas vraiment orientés “culture”. À propos des collections de design, je me demande toujours si le design doit être collectionné ou si on doit vivre avec. Que le Victoria & Albert Museum ait acquis des poufs Digestion n° 1 (Edra) pour ses salles de sculpture m’excite plus car cela va dans le sens de la vie. Mais cela récompense aussi un travail et une relation avec l’éditeur. Que Quand je monte à Paris (Domeau & Pérès) soit présent dans les collections du Centre Georges-Pompidou et du Museo do Design est un très vif encouragement.

Les galeries de design connaissent un véritable boum. Le marché s’est littéralement envolé ces dernières années. Comment l’expliquez-vous ?
Ces galeries offrent aux designers la possibilité de montrer leurs recherches et des travaux qui sont entre le design et l’art. Sinon, il existe des magasins pour les objets fabriqués en grande série. Ici, ce sont soit des objets à petits tirages soit des prototypes et des objets précurseurs. Quand j’ai fait l’exposition à la galerie Gilles Peyroulet & Cie, à Paris, j’ai proposé toute une gamme de prototypes ou des séries limitées qui sont là, comme dans une exposition d’artiste, pour donner des directions un peu nouvelles et voir la réaction des gens. La scénographie est aussi pour moi un champ d’expérimentation, pour sentir ce qui convient aux gens. Le profil des collectionneurs de design est aussi en train de changer. Avant, ils collectionnaient surtout des pièces rares. Maintenant, nous voyons arriver des objets plus accessibles.

La Biennale des Antiquaires est le paradis des décorateurs. Avez-vous déjà travaillé dans ce domaine ?
Je fais aussi de la scénographie et de l’architecture intérieure pour des privés, et je vois les demandes qui peuvent être faites dans ce domaine. Je ne suis pas la personne adéquate pour réaliser de la décoration, mais je conçois qu’un décorateur puisse apporter énormément de valeur ajoutée dans le choix de pièces un peu particulières. Ce qui est dangereux, c’est de simplement limiter l’aménagement intérieur à la décoration. Il existe beaucoup d’autres possibilités. Souvent, les magazines se cantonnent à ce secteur pour faire rêver les gens, sans leur donner la possibilité de toucher à ce rêve. De plus, les objets se ressemblent souvent, tout est figé et l’on voit peu la vie à l’intérieur de ces projets. On imagine que le décorateur connaît les bonnes couleurs, le bon canapé, sans que l’on puisse sentir les goûts personnels du commanditaire. Il faut que les architectes et les architectes d’intérieur soient plus à l’écoute des gens. Je suis en train de réaliser un projet pour un particulier, mais je ne suis vraiment ici qu’“art director”. C’est le commanditaire qui est à l’origine de la sélection des objets. Nous sommes tous fiers d’intervenir dans notre maison, et plus l’on intervient, plus cette fierté peut augmenter.

- LE MUSÉE DANS LA RUE Mont-de-Marsan Sculptures 5, du 16 sept. au 8 oct., tél. 05 58 75 00 45

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°110 du 8 septembre 2000, avec le titre suivant : L’actualité vue par Matali Crasset

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