Photographie

Irving Penn se méfie de la mode

À la MEP, une rétrospective montre la haute exigence du photographe

Par Michel Frizot · Le Journal des Arts

Le 6 octobre 2000 - 1079 mots

Par cette nouvelle « rétrospective » très resserrée, préparée par l’Art Institute de Chicago et qui ne diffère en rien de celle du MoMA en 1984 (montrée ensuite au Centre national de la photographie), Irving Penn modèle encore avec assiduité, à plus de quatre-vingts ans, la sage image qu’il veut laisser de lui-même : un photographe « de mode » qui se méfie de tous les attraits des modes. La confrontation, à la MEP, avec l’inconsistance du travail plus récent de son confrère Hiro, est meurtrière pour ce dernier.

PARIS - Dessinateur et graphiste, remarqué par Brodovitch, puis engagé comme assistant par le directeur artistique de Vogue, Alexandre Liberman, le jeune Penn ne se destinait pas à être photographe de mode (en sus de son travail de directeur) ; aujourd’hui encore titulaire de son studio chez Condé Nast, c’est un tout autre bilan qu’il veut dresser, celui d’une activité créative en marge de la mode et des modes. Double gageure qui confine à la schizophrénie. Penn n’était pas engagé professionnellement pour faire de la photographie, mais il en fait, et mieux que d’autres, ou du moins avec des idées plus personnelles. C’est ainsi qu’il commence en 1947-1948 par une série, toujours aussi surprenante, de portraits d’artistes, réalisés à Paris ou New York, dans le grand dépouillement d’un cadre neutre, sans décor, espace mort, grisâtre, d’un mur un peu sale, ou d’un tissu tendu, devant lequel le modèle est simplement assis, comme à l’interrogatoire. Le regard vers l’objectif est direct, sans médiation aucune dans le champ. Certains modèles sont assis sur un volume informe recouvert d’un tapis incertain, très rustique, agrémenté de graviers et morceaux de ficelle : une négligence arrangée qui contraste avec l’élégance ou l’affectation supposée des personnes (John Marin, Stanley Hayter, Max Ernst, George Enesco).Un dispositif encore plus contraignant apparaît à New York, lorsqu’un modèle – ou même un groupe – se trouve confiné (ou coincé) dans un angle étroit formé par deux parois verticales (Truman Capote, Marcel Duchamp), sans autre issue physique que la confrontation avec le photographe.

Une autre expérimentation décisive a lieu à Noël 1948 à Cuzco au Pérou lorsque Penn s’invite dans le studio d’un photographe local pour photographier, à la place de ce dernier, les paysans dans leur costume traditionnel (reportage qui paraîtra  en couleur dans Vogue en 1949). Si la précédente démarche visait à retrouver l’attitude fondatrice d’un Nadar, celle-ci se donne une référence ethnographique : c’est un peuple anonyme qui remplace les artistes de renom, avec le même respect de la figure altière, le même dessin de découpe sur un fond neutre. Quinze ans plus tard, l’application de ce dispositif in situ, bien loin des studios professionnels et de l’éclairage artificiel, avec un studio mobile fait de toiles tendues conduit Penn aux confins de l’art et de l’ethnologie, dans une ascèse délibérée qui contraste avec la sophistication attendue d’un directeur artistique de Vogue (et à la surenchère colorée à laquelle s’adonne la publicité) : Crète en 1964, Dahomey en 1967, Cameroun en 1969, Maroc en 1971 (élégance des lignes, des plissés, étrangeté des voiles noirs des femmes). Cette série annuelle culmine avec les guerriers de Nouvelle-Guinée en 1970 où les matières terreuses, les bijoux et les plumes se télescopent dans un jeu de nuances grisées : car tout l’art de Penn est dans la recherche de nuance (et peu importe quel en est le sujet matériel), avec la pratique de procédés de tirage inusités, en particulier le platine palladium qu’il remet à l’honneur.

Le pendant du luxe et de la futilité
À cela, qui suffirait à faire de Penn un des premiers photographes de l’époque, s’ajoute que Liberman l’envoie en 1950 à Paris pour faire des photographies… de mode, cette fois. Penn relève le défi, fortement aidé par la présence de son mannequin-fétiche, Lisa Fonssagrives, qui sera aussi sa femme. D’où il vient qu’on se demande si une partie du talent de Penn ne réside pas aussi dans la silhouette exceptionnelle de Lisa (et l’arête de son nez, sans l’offenser). Car de ce fait, Penn joue surtout sur les contrastes de surface simples, sur des lignes sinueuses en contre-jour, sur les découpes en collage dans un carré gris de son inséparable format 6 x 6 cm. C’est l’attitude angulaire du modèle, des profils très contrastés, des placements déséquilibrés qui font l’originalité de cette pratique, à l’opposé des décors symbolistes ou anecdotiques d’un Beaton, d’un Horst ou d’un Hoyningen-Huene. Les “petits métiers” de Londres ou Paris, en 1951 (ramoneur, pâtissiers, vitrier) enfoncent le clou de la simplicité : il y aurait presque une recherche de moralisation de la photographie, si elle n’était le pendant assumé du luxe et de la futilité.

L’exposition peine toutefois à rendre lisible une sensibilité particulière : intitulée “rétrospective” avec une petite centaine de tirages que l’on sent très sélectionnés (et qui n’apporteront rien à tous ceux qui connaissent déjà l’œuvre de Penn), elle démontre plutôt les avatars de la muséification précoce d’une totalité dans laquelle le tri est fait trop tôt, et bordé de catégories conventionnelles : la nature morte, le nu, le visage ; alors que toujours Penn cherche à s’évader des poncifs tout en interrogeant les références. Ses natures mortes sont des empilements déséquilibrés où vient se glisser le crâne du memento mori, ses nus sont des études de formes oblongues et molles, sans visage, ni pieds, ni mains ; des démonstrations virtuoses de cadrage au carré, plus que des corps montrés. On ne peut que s’interroger sur la véritable identité de cet auteur qui cache une fragilité intérieure derrière des surfaces aussi subtiles, qui cherche à maintenir l’illusion de l’art par un retrait du monde dans lequel pourtant il va puiser ses sujets.

On peut regretter que l’exposition soit aussi restrictive, même si elle donne une haute idée de l’exigence de Penn, contrastant avec l’autosatisfaction qui sévit habituellement dans le milieu de la mode. On en sera totalement convaincu par la comparaison immédiate (à l’étage en dessous) avec le “travail” de Hiro, photographe de mode et de publicité qui ne s’embarrasse pas de cohérence ni de nuance ; il est vrai que l’époque n’est pas la même. Mais ce n’est pas une question saugrenue de demander à quoi rime une telle discordance et quel dessein elle sert.

- IRVING PENN : UNE RÉTROSPECTIVE, jusqu’au 5 novembre. Maison européenne de la photographie, 5-7 rue de Fourcy, 75004 Paris, tlj, sauf lundi et mardi, de 11h à 20h. Entrée 30 F, tarif réduit 15 F.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°112 du 6 octobre 2000, avec le titre suivant : Irving Penn se méfie de la mode

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