L’État spectateur de la culture ?

Par Emmanuel Fessy · Le Journal des Arts

Le 6 octobre 2000 - 1142 mots

Bien que le budget de la Culture soit en augmentation, le rôle de l’État s’amoindrit tandis que des initiatives privées bouleversent la donne établie. La rue de Valois doit redéfinir sa politique.

PARIS - Avec un budget s’élevant à 16,5 milliards de francs pour l’année prochaine et progressant de 2,6 % par rapport à l’an 2000, soit davantage que l’ensemble des moyens de l’État, le ministère de la Culture est fondé à tenir encore son langage traditionnel ; la Culture reste une priorité gouvernementale, des axes peuvent être affichés : “diversité culturelle”, “égalité d’accès” et “décentralisation”. Mais l’euphorie des chiffres doit être tempérée. Tout d’abord parce que cette hausse est largement inférieure à celle dont bénéficie le secteur public de l’audiovisuel (6,1 %). La rue de Valois chapeautant “culture et communication”, l’écart vaut d’être observé d’autant plus que les missions culturelles des chaînes de télévision publiques semblent bien englouties dans le règne des paillettes et du divertissement. Par ailleurs, tel ou tel secteur peut aussi se sentir moins aimé qu’un autre, comme l’architecture et le patrimoine ou les musées face au spectacle vivant.

Mais surtout, ce budget honorable ne doit pas masquer dans les faits une constante et réelle marginalisation de l’État dans la vie culturelle. Celle-ci impose une redéfinition de son rôle dont nos dirigeants ne semblent pas avoir pris conscience et sur laquelle ils sont muets. Que le ministre soit de gauche ou de droite, il poursuit l’ombre de Jack Lang alors que la situation a changé. Ce dernier a vécu une situation exceptionnelle : voir en 1982 ses moyens d’intervention doublés, à une époque où les “poids lourds du ministère”, dévoreurs de crédits comme l’Opéra Garnier, étaient rares. Depuis, les équipements culturels se sont multipliés, Grand Louvre, Opéra Bastille, Bibliothèque de France…
Ils mobilisent d’importants crédits de fonctionnement qui doivent être renouvelés bon an mal an et qui restreignent d’autant la marge de manœuvre d’un ministre pour de nouvelles initiatives. Chaque président de la République voulant de surcroît laisser sa pierre – Jacques Chirac aura “son” Quai Branly – la tendance ne pourrait s’inverser qu’au prix d’une très forte progression du budget, et donc des impôts, hypothèse peu vraisemblable.

UGC, Pinault
À côté de cette tendance profonde, à laquelle s’ajoute l’importance accrue des collectivités locales dans le financement de la culture, deux événements récents sont venus ébranler le dogme d’un ministère omnipotent. Plus que des phénomènes isolés, ils témoignent d’une évolution des comportements privés. Le premier secoue profondément le cinéma, domaine où jusqu’à présent régnait une concertation entre professionnels et pouvoirs publics. La carte d’abonnement illimitée, lancée unilatéralement par UGC, puis par Pathé, Gaumont et MK2, bouleverse les règles de la distribution, menace les salles indépendantes, celles d’art et essai et donc aussi la production d’un cinéma différent. Face à cette nouvelle donne, la marge de manœuvre de l’État est limitée. Catherine Tasca ne peut que regretter “cette rupture”, “un acte en solo qui rompt avec une politique de solidarité qui a toujours été bénéfique pour le cinéma”. Elle ne peut interdire une telle carte et espère encadrer son usage. Le second événement est la volonté, désormais affichée, de François Pinault d’installer “de manière permanente” sa collection d’art moderne et contemporain en bordure de Paris, sur une partie des anciens terrains Renault de l’île Seguin. Si l’on ignore quelle sera encore la forme juridique de cette entité – Fondation ou Espace Pinault ? – celle-ci ne sera certainement pas une Belle endormie. Les moyens consacrés à ses acquisitions et à ses expositions devraient en faire une machine concurrençant les institutions publiques. Par la personnalité de son initiateur – collectionneur mais aussi opérateur clé du marché de l’art via Christie’s, diffuseur de produits dérivés via Artes – elle devrait se rapprocher d’un “modèle” Guggenheim, plus que de celui des Fondations Maeght ou Cartier. À New York, les directeurs de musées jouent aux hommes d’affaires, à Paris les hommes d’affaires… Que faire ? Déjà le président du Centre Pompidou, Jean-Jacques Aillagon, demande 50 millions de francs supplémentaires pour “une remise à niveau”, car depuis des années la subvention de fonctionnement du Centre Pompidou n’a pas été actualisée et couvre seulement la masse salariale et le coût d’exploitation des installations. Il fait valoir en outre que François Pinault peut dépenser “quelques centaines de millions de francs” par an pour enrichir sa collection alors que le Musée national d’art moderne (Mnam) dispose de moins de 30 millions, “crédits cibles, parfois sacrifiés à la première nécessité budgétaire”. “Si nous sommes confrontés à la demande d’exportation d’un grand Picasso, nous n’avons pas les moyens de l’acheter.” Bref Beaubourg est dans une situation proche de celle du ministère : l’argent est bien là pour faire tourner la machine, il l’est moins pour son rayonnement.

Un vrai dialogue avec le public
Au moment où la Tate Modern et le MoMA de New York unissent leurs forces pour créer un site commercial sur l’Internet, où le Guggenheim développe une politique de réseau de plus en plus agressive, le Mnam “est dans une situation budgétaire préoccupante”. Il peut certainement développer ses ressources propres, mais ne peut aller au-delà d’un seuil, le mettant en rupture avec ses missions de service public. La mode, la moto, la voiture, ont leur place dans une exposition sur l’esthétique de notre siècle, et attirent de nouveaux publics, mais la recherche de généreux sponsors ne peut l’emporter sur le projet culturel, comme c’est le cas au Guggenheim (lire page 7). L’État doit-il alors largement augmenter ses subventions ? Pour les raisons évoquées plus haut, cela paraît peu envisageable. Beaucoup de musées européens sont déjà dans une situation où exploitation et acquisition sont financées sur leurs propres deniers. En revanche, l’État doit permettre l’éclosion de nouveaux moyens dans une économie désormais mixte. Les promesses de défiscalisation et de recettes parafiscales, comme de nouveaux jeux ou loterie, doivent être tenues. La puissance publique doit aussi avoir un langage clair face à des établissements de plus en plus autonomes et ne peut pas esquiver ses responsabilités. “La gratuité d’un dimanche par mois est une mesure justifiée, mais elle coûte 1,5 million au Centre, sans que l’État ait prévu une quelconque compensation”, regrette Jean-Jacques Aillagon. Le gouvernement britannique avait lui prévu une telle compensation pour permettre notamment au British Museum de demeurer d’accès libre. Il est vrai qu’outre-Manche on a depuis plus longtemps l’expérience d’un partage des rôles. La discussion ne peut plus se cantonner dans l’opposition stérile entre promoteurs de projets mercantiles et défenseurs d’un service public dédaignant les impératifs financiers. Réfuter ces derniers, c’est parfois refuser un vrai dialogue avec le public, c’est préférer s’enfermer dans une tour d’ivoire plutôt que se demander : pour quel visiteur est proposée cette exposition, à quel lecteur sont destinés ce catalogue ou ce livre ? La mutation profonde que nous vivons exige un débat sur une réévaluation de la politique culturelle française.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°112 du 6 octobre 2000, avec le titre suivant : L’État spectateur de la culture ?

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